Enfin.

L'établissement bondé de touristes ne nous laisse pas beaucoup d'options. J'avais complètement oublié le festival d'art de ce week-end. Je choisis une table au fond, à côté de grandes baies vitrées – la seule qui soit un tant soit peu isolée. Willem passe la main dans ses cheveux noirs avant de s'asseoir en face de moi. Ses traits se crispent. Il semble faire un effort surhumain pour regagner le contrôle de lui-même.

— Ce que j'essaie de t'expliquer, reprend-il d'un ton plus doux, c'est que tu n'as rien à te reprocher. Enfin si, un peu, tu ne piges vraiment pas quand on te dit quelque chose, mais ton apparence n'a aucun rapport. Tu es magnifique, ça n'a rien à voir avec la beauté.

Je cligne des paupières, choquée par le naturel avec lequel il peut à la fois insulter et complimenter quelqu'un.

Tout ça, en moins de deux phrases.

— D'accord, mais je ne comprends pas pourquoi tu as en horreur les contacts physiques.

À l'instant où ces paroles franchissent mes lèvres, je maudis ma curiosité. Ses yeux passent de mon visage jusqu'à la table, sur laquelle ils restent obstinément ancrés. Il ouvre la bouche, la referme, l'ouvre à nouveau. Rien ne sort. J'ai peur d'insister et le faire fuir.

Encore.

— Ça ne me regarde pas, pardon, m'empressé-je d'ajouter.

Il soupire, visiblement soulagé que je laisse tomber.

— Mais j'aimerais au moins définir tes limites. Est-ce si difficile pour toi de toucher les autres ?

Il hausse les épaules.

— Si je n'ai pas le choix, je le fais, ce n'est pas comme si ça allait me tuer. Mais je préfère éviter les contacts physiques. Tous les contacts physiques.

Je me cale dans ma chaise et me masse les tempes. Une pulsation rythmique me vrille le cerveau. Cette situation va devenir un terrible casse-tête, j'en ai déjà la migraine. Sa phobie ne nous empêche pas de travailler son manuscrit, ce sont surtout ses réactions excessives qui m'inquiètent. Et si mon directeur d'édition le critiquait et qu'il le prenait mal ? Plus les secondes s'écoulent, plus je me dis que ce n'était vraiment pas une bonne idée de reposer mon avenir sur lui.

— Écoute-moi bien, Willem. Si tu veux bosser avec moi, il va falloir qu'on établisse des règles très strictes et que tu les suives à la lettre.

— Des règles ?

— À commencer par ta personnalité. J'admire ton honnêteté brutale, mais tu vas devoir apprendre à retenir un peu ta langue.

La honte et la culpabilité se lisent sur son visage comme un livre ouvert. Jamais il ne gaspille sa salive pour se défendre. Ce n'est pas la première fois que quelqu'un lui fait remarquer son comportement singulier - et pas dans le bon sens du terme.

— Ensuite, tu n'aimes peut-être pas les contacts physiques, mais tu ne peux pas te présenter à un entretien sans serrer la main des directeurs d'édition. T'en es capable ?

Il lève les yeux au ciel, comme si poser cette question faisait de moi la dernière des idiotes.

Je vous jure, ce garçon met ma patience à rude épreuve.

— Très bien, alors vas-y, dis-je en lui tendant la main.

Willem la saisit à reculons. Quand il s'apprête à me lâcher, je referme ma poigne sur la sienne.

— Comme ça, expliqué-je devant la lueur de panique traversant ses prunelles. Compte jusqu'à trois avant de reculer. Sinon, tu donnes l'impression de vouloir t'échapper.

Le Succès du Malheur - PUBLIÉ LE 6 MAI 2021 AUX ÉDITIONS NISHAWhere stories live. Discover now