No man's land

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Tomika refuse de se retourner. Autant la veille, dans le taxi pour la clinique, elle a observé l'imposant mur d'enceinte de sa cité s'éloigner, autant aujourd'hui, ses yeux sondent l'horizon. Et l'incertitude de l'avenir.

Elle resserre l'emprise autour de la taille de Chayton car la vitesse et la bise la désarçonnent. Elle a besoin de se blottir contre le large dos du géant, même si sa blouse est encore humide. Sa chaleur corporelle la rassure.

Après sa visite à Arno, elle se sent glacée. Elle n'en a rien laissé paraître, mais ce voyage est un aller sans retour, elle en est convaincue.

Dans le meilleur des cas, ils n'atteindront leur destination que le lendemain soir. Que lui réserve son entrevue avec Mary Atwater ? Si ce que Chayton affirme est vrai, cette escapade ne sera pas qu'une simple visite. Tomika a un rôle à jouer qui dépasse tout ce qu'elle peut imaginer et elle ne s'y dérobera pas.

Oui, inutile de s'attarder sur le passé. De son ancienne vie, elle ne veut conserver que le visage bienveillant d'Arno. Le sourire du vieil homme quand il lui a donné ce cliché les représentant tous deux devant le bar. Un instantané de vie figé sur un bout de papier. Un moment fugace de bonheur ; souvenir précieux pour l'aider à construire un « peut-être ».

Chayton a remonté le foulard sur son nez, mais l'air froid lui pique les yeux. Il pousse la moto à pleine puissance ; il ne s'apaisera que lorsqu'ils auront franchi les frontières de Concordia.

Dans cette zone, les embuscades sont foison ; raison pour laquelle il espérait que Tomika puisse voyager avec le convoi de Mary.

Mais il faut composer avec. Il constitue son unique protection et, si d'un côté cela le préoccupe, d'un autre, il aurait refusé de la confier à quiconque. Dorénavant, tout ce qui se rapporte à l'animalink le concerne.

Sa souffrance en se séparant d'Arno, il l'a ressentie. L'inquiétude et la peine qui émanent d'elle en ce moment, il les éprouvent. Comme avec Sara. Ce sera certainement identique avec les autres âmanimaux.

Après des heures de route, entrecoupées de brèves pauses pour remplir le moteur d'eau, le paysage qui s'étend devant eux change. Les plaines désertiques balayées par le vent font place à des terres plus vallonnées, mais tout aussi fantomatiques.

Des forêts entières d'arbres morts déchirent le ciel qui se teinte d'or. Tomika n'a jamais vu un spectacle aussi beau. Le brouillard de pollution accroché à la mégalopole a disparu, offrant une visibilité totale sur l'immensité céleste.

Les trépidations de l'engin la fatiguent, mais elle n'ose pas réclamer une halte à son compagnon. Il est mutique et nerveux, sans cesse à l'affût.

Alors que sa tête dodeline sur l'épaule du jeune homme, le regard perdu parmi les troncs déchiquetés, Tomika aperçoit une masse au sol. Semblable à un corps humain roulé en boule.

— Chay, stop !

Elle doit crier encore deux fois avant qu'il ne daigne ralentir.

— Quoi ?

— Il y a quelqu'un là-bas !

Ignorant sa remarque, il accélère.

— Chayton ! hurle-t-elle.

— C'est un piège, Tomi ! Le stratagème est éculé. Il n'y a qu'une citadine comme toi pour se laisser avoir.

Piquée au vif, elle tape du poing sur son dos.

— Atwater a déteint sur toi ou vous êtes tous blasés à Concordia ? Si cette personne a besoin d'aide, je veux y aller !

Le géant serre les dents, puis freine brutalement.

— C'est trop risqué. Des types vont te tomber dessus dès que tu vas t'approcher.

Tomika descend de l'engin et s'éloigne. En s'apercevant qu'elle porte encore le casque, elle fait volte-face pour le déposer entre les mains du motard furieux.

— Viens avec moi, suggère-t-elle. Tu ne peux pas croire que j'ai la capacité de sauver l'humanité et me demander d'abandonner une personne en détresse, voyons !

Tout en bougonnant, Chayton la soulève de terre, puis l'installe à l'arrière avant de rebrousser chemin. Tandis qu'il gare la moto, il empêche Tomika de s'élancer, lui intimant de rester derrière lui d'un ton qui ne souffre aucune négociation.

Recroquevillé dans des loques poussiéreuses, de longs cheveux dissimulant le visage, la peau des mains parcheminée, le cadavre est là depuis longtemps.

La faim, l'épuisement ou peut-être l'idée que cette personne soit morte seule, au milieu de nulle part, fait vaciller Tomika. Ce n'est pas son premier mort, mais elle ressent à chaque fois un profond sentiment d'échec, sans s'expliquer pourquoi.

Chayton s'agenouille au-dessus de l'étranger. Il caresse le sable, hume le vent en épiant les environs. Les yeux plissés, il se dirige ensuite vers l'ouest.

Au bout de quelques minutes, alors que Tomi recouvre le cadavre de pierres, le géant revient, plus détendu.

— Pas de danger. Il vivait là-bas, on va s'y arrêter une heure, puis nous roulerons jusqu'au matin.

La jeune femme continue sa triste tâche quand Chayton lui prend les roches des mains avec douceur.

— Je vais finir. Va te reposer.

Tomika s'abstient de répliquer. Trop fatiguée.

A l'abri d'un tertre, elle découvre une cabane de tôles sommaire. Une couche, un tronc coupé servant de table, quelques ustensiles de bois sculpté et une souche en guise de broc. Une existence et une mort solitaire qui chamboulent la jeune femme.

Quand Chayton la rejoint enfin, les bras chargés de branches, elle ne lui laisse pas le temps de s'asseoir.

— Parle-moi de toi et des raisons pour lesquelles tu me penses si particulière ?

Le jeune homme entreprend d'abord d'allumer un feu, puis lance une nouvelle orange à Tomika. Il retire sa blouse pour la mettre à sécher devant le foyer.

— Je suis orphelin, dit-il enfin, et ma terre d'origine est bien loin d'ici. Bly, mon tuteur m'a recueilli quand j'avais deux ans. Je suis le faucon ; l'âmanimal du peuple de l'air.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

A la lumière des flammes, Chayton plonge son regard sombre dans celui de sa protégée.

— Qu'avec ton aide, je repeuplerai la terre de ses oiseaux.

— Mais de quelle manière ?

La tête en arrière, il verse de l'eau sur ses cheveux, puis les frotte avec une poudre beige. Cette manière qu'il a de la faire patienter avant de répondre l'exaspère !

— J'ignore comment... Mary pense qu'il faut que nous soyons tous réunis pour accomplir la prophétie.

— Qui sont les autres ?

Malgré la morsure du froid, Chayton laisse les gouttes dévaler sur ses épaules.

— Sarasvati représente le peuple de l'eau. Elle vit à Concordia avec moi. Achille est l'âmanimal du peuple allaitant, mais il habite dans les montagnes du sud. Quant aux deux autres, ils nous sont encore inconnus...

— Est-ce qu'ils ont des tatouages aussi ?

— Oui.

Tomika corne les pages de son carnet avec nervosité.

— Ont-ils une fonction ?

— C'est leur totem. Sara a une raie. Achille n'a pas voulu me le montrer, mais il en a un, oui.

La jeune femme inspire une bouffée d'air frais mêlé de fumée.

— Les miens... les miens prennent vie. Je peux faire apparaître ton faucon, ici et maintenant.

Chayton se redresse et fond sur Tomi en une seconde.

— Montre-moi.

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