Aux thermes

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Tomika n'a jamais eu de problème à mentir. A l'orphelinat, au boulot, à l'épicier, à son logeur...

Pas à Arno cependant, la seule personne qui se préoccupe de son sort. Il est au courant de ses tatouages, de sa passion inexpliquée pour les créatures de l'avant-monde et sa façon d'assimiler les gens à des animaux l'amuse beaucoup. Quand il l'a embauchée comme serveuse à l'âge de seize ans, elle ne se doutait pas que cet homme deviendrait son unique raison de sortir de chez elle.

Se lever, s'habiller pour cacher sa peau, marcher jusqu'à l'usine, empaqueter des boîtes de purée verdâtre, passer au bar, réintégrer son cube, dormir.

Sa vie se résume à une succession d'actions dénuées du moindre intérêt.

Sa vie.

Se.

Résume.

Quelle horreur ! Tomika n'a pas envie que son existence ne soit qu'un résumé, elle veut du long terme. Une éternité même.

Elle exige du démesuré, du bouleversant !

Elle désire du trépidant, du mouvementé... que son cœur batte à tout rompre, que ses émotions soient bousculées !

Oui, il vaut mieux qu'Arno ne sache pas qu'elle quitte son emploi. Ni la raison pour laquelle elle le fait. Il essaye tellement de la préserver de tout...

Évidemment qu'elle veut lui confier l'épisode de la clinique, mais pas où commencer ? L'usurpation d'identité qu'il désapprouverait ? La sortie au-delà du Péage ? Il la réprimanderait. Avoir raté l'occasion unique d'obtenir un vrai diagnostic ? De pire en pire...

Et puis, comment expliquer l'impensable ?

Un mammifère disparu depuis deux décennies est sorti de son bras pour câliner une fillette mourante. Point, fin de l'histoire.

Tomika s'esclaffe. Elle a la sensation d'être un peu folle. Son cœur affaibli n'irrigue peut être pas assez son cerveau... Si Arno ne lui en avait pas reparlé ce matin, elle aurait fini par croire qu'elle avait rêvé.

Parfois, à la chaîne d'emballage notamment, son attention se dissipe et ses pensées vagabondent. Des flashs d'endroits qu'elle ne connaît pas crépitent devant ses yeux, des visages...

Mais l'apparition du léporidé prouve que tout ça n'est pas que le fruit de son imagination. Ses tatouages ont une signification, une utilité même ! Lana va mieux depuis que le lapin lui tient compagnie. C'est juste invraisemblable !

Les hypothèses se bousculent. A-t-elle la capacité de faire apparaître d'autres espèces ? En quelle quantité ? Détient-elle le pouvoir de guérir ? Peut-elle secourir tous ces enfants atteints de maux incurables ?

Une seule conclusion s'impose tandis qu'elle tourne dans la rue des Bains Publics : il faut réitérer l'expérience.

Au dispensaire, elle pourrait trouver un nouveau sujet. Et si elle peut réellement contribuer à soigner des gens... Sa vie aura enfin un sens.

Elle en touchera un mot à Arno ; tant pis pour ses remontrances. Il sera de bon conseil.

Malgré ses idées qui tourbillonnent et le bruit de ses bottes aux semelles épaisses frappant le sol, Tomika l'entend.

L'homme qui la suit. Depuis « L'empoisonneur ».

Au début, elle n'en était pas certaine, mais, en dépit de sa discrétion, elle a repéré son reflet à plusieurs reprises. Grand, très grand même, les cheveux noirs mi-longs et vêtu d'une simple blouse, malgré le froid ambiant.

Une fois, une bande avait pris Tomika en chasse, des voleurs d'organes sans doute ; elle n'avait survécu qu'en les semant dans les méandres de la cité qu'elle connait si bien.

Mais son poursuivant semble seul et il n'a rien tenté jusque-là alors qu'il en a eu l'occasion. Autant affronter le problème. Même s'il peut certainement lui briser les os d'un simple geste, elle sait aussi qu'un seul coup bien placé suffira à faire ployer le géant. Quand on n'a pas la force, il faut ruser !

Elle fait volte-face et se met sur la trajectoire du jeune homme qui conserve son allure, le regard rivé au sol. Vu la taille de ses jambes, il l'a rattrape en quelques pas. Alors qu'il tente de la contourner, elle le bloque.

— Qu'est-ce que tu fais ? questionne Tomika d'un ton méfiant.

Dressé devant elle de la sorte, il la domine d'une bonne tête. Il la dévisage, indéchiffrable.

— Pardon ?

— Qu'es-tu en train de faire ? insiste la jeune femme.

— Je marche dans la rue.

Le timbre de sa voix est profond et sa diction lente. Tomika est perturbée par la force tranquille que dégage l'étranger, mais elle se contente de croiser les bras avec une moue sceptique.

— Non, tu me suis. Je t'ai vu au bar, et maintenant, comme par hasard, tu es au même endroit que moi...

Il redresse le foulard élimé qui lui barre le front ; ses ongles sont sales et sa peau tannée par un soleil qui ne perce quasiment jamais par ici.

— Parce que je vais... là-bas, fait-il avec un mouvement évasif du menton.

Tomika n'en croit pas un traître mot et pourtant, elle n'éprouve aucune inquiétude. Son instinct lui crie qu'elle ne risque rien. Elle n'a jamais ressenti ça, elle d'habitude si méfiante. C'est comme si elle le connaissait. Et quand il plonge ses yeux aussi noirs que la nuit dans les siens, Tomika vacille.

Des instantanés défilent : une vaste étendue d'un vert éclatant, de l'eau à perte de vue, des senteurs iodées, un ponton de rondins...

Et par-dessus tout, la sensation de voler.

Tomika reprend ses esprits quand l'inconnu lui attrape le bras.

—Est-ce que ça va ?

Elle se dégage aussitôt de son contact avant de reculer, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Ce poids sur sa cage thoracique... Tomika est sur le point de faire une crise.

— Oui, je... il faut que j'y aille, peine-t-elle à articuler.

Inspiration, expiration. Elle peut y arriver. Ce n'est pas la première fois qu'elle doit gérer l'absence de pilule, mais il faut qu'elle s'apaise. Curieusement, si elle craint de s'effondrer en public, l'idée de le faire sous l'œil inquiet du géant l'angoisse davantage.

Tomika titube jusqu'aux thermes, un vieil édifice aux colonnes fissurées.

— Une cabine privée, demande-t-elle en se tenant fermement au mur.

— Y'en a plus, annonce une fille que Tomika voit flou.

— Il m'en faut une absolument !

En plus d'exhiber ses tatouages, elle risque de s'évanouir devant les autres clients !

— Ben, t'attends alors, parce qu'aucune n'est dispo !

Bon sang ! Tomika a la tête qui tourne. Elle s'acquitte du prix d'entrée en maudissant la guichetière, puis saisit une serviette rêche sur la pile. Avant de s'engouffrer dans l'établissement, elle se retourne, l'inconnu n'est plus là ; elle aurait pourtant juré sentir son regard dans son dos.

A peine la porte franchie, la moiteur étouffe la jeune femme. Les mètres qui la séparent des vestiaires lui semblent insurmontables, mais quand elle parvient enfin à s'asseoir sur un tabouret ses battements ralentissent.

Au bout de plusieurs minutes, Tomika ôte lentement ses vêtements pour les ranger dans un casier. En maillot de corps et culotte, elle se redresse, persuadée que la crise est passée.

Au moment où sa vision se brouille, elle prend conscience de son erreur, mais il est trop tard.

Tomika s'écroule.

AnimalinkWhere stories live. Discover now