Ensemble

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Un crachin glacé tombe à nouveau sur la cité, mais Tomika le remarque à peine. Dans la doublure décousue de son manteau, son carnet ballotte contre son ventre. Tout ça a donc un sens. Toutes ces années à douter, à se comparer aux autres... Elle n'est pas seule !

Des bouffées d'euphorie la galvanisent ; pas seulement parce qu'elle va obtenir des informations - quand bien même elles proviennent de Mary Atwater – mais parce que cela engendre des bouleversements dans son existence si monotone.

Réalisant que Chayton adapte son allure à la sienne, elle allonge la foulée. Le géant risque de s'emberlificoter les jambes à ralentir pour la ménager. De plus, elle se sent en pleine forme.

En silence, ils traversent le "Sanglant", un quartier qui réunit toutes les salles de close combat. D'ordinaire, Tomi contourne ce lieu malfamé, mais Chayton s'y est engagé d'un pas résolu. Les passants, pour la plupart des gueules cassées, ne s'y trompent pas ; aucun ne songe à provoquer le géant. En revanche, Tomika ne serait pas surprise qu'un recruteur lui propose du boulot.

Chayton a parfaitement conscience des regards qui s'attardent sur eux afin de les jauger. En dépit de son physique imposant, le jeune homme évite d'avoir recours à la force. Il croit à la puissance du dialogue. Pourtant ces rues empestent la violence et la bêtise, et s'il faut en venir aux poings, il n'hésitera pas.

Après avoir éclairci la situation avec Arno, Tomika avait accepté de le suivre sans objection. Il se doute qu'elle prépare maintenant une salve de questions.

La nervosité le gagne. Cette fille aux cheveux bleus détient le destin de l'humanité entre ses mains. Rien que ça. Comment le lui annoncer ? « Eh, au fait, j't'ai pas dit... ».

C'est une responsabilité impossible à gérer. Mary et Bly sauront, mieux que lui, employer les termes appropriés...

Tomika se tourne vers lui et ses iris brillent d'un nouvel éclat.

— Tu es comme moi, alors ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Tu as des visions ! Des images d'endroits et de gens que tu n'as jamais vus s'emparent de ton esprit ?

— Non, pas de visions.

L'enthousiasme de Tomika semble s'émousser.

— Mais tu m'as affirmé qu'on était lié...

— Nous le sommes.

— Je t'ai vu dans mes rêves ! Enfin, pas toi précisément, mais ton faucon. Pourquoi je l'ai dessiné ? Pourquoi est-ce que tout ça m'arrive ? Dis-moi !

La jeune femme pose sa paume sur la large poitrine de Chayton pour le stopper.

— Maintenant !

Quand il s'immobilise, des hommes à la mine patibulaire lui adressent des remarques goguenardes.

— Si tu es celle que je crois, murmure-t-il, tu es bien plus importante que moi, ou que quiconque dans cette ville.

Il s'est retenu d'évoquer la planète entière. Sous le regard insistant de Tomi, il soupire.

— Il y a de ça vingt ans, une prophétie a annoncé notre venue, à toi, moi et quatre autres personnes. Nous devons tous être réunis, c'est primordial. Les enjeux sont... sont gigantesques. C'est en lien avec la faune et... peut-on parler de ça plus tard ?

Une poignée de curieux commence à se réunir autour d'eux et Chayton se raidit. Il saisit la main de Tomi et l'entraîne à sa suite. Pour la jeune femme, de nouvelles interrogations s'ajoutent aux précédentes.

— Qui sont ces gens ? Ils se trouvent à Concordia ? demande-t-elle alors qu'ils tournent sur une avenue plus fréquentée. Me ressemblent-ils ?

Au bout de quelques mètres, Chayton s'arrête devant un assemblage de pièces rouillées monté sur roues ; vraisemblablement une moto. Il retire la chaîne qui l'entrave.

— Non Tomi, tu es unique. Aucun n'a tes capacités. Ils sont comme moi ; enfin pour ce que j'en sais...

— Comment ça ?

Chayton attrape délicatement les bras de la jeune femme.

— Cette situation doit être frustrante, je le conçois. Dès que tu rencontreras Mary, tout s'éclaircira. Mais on doit y aller. D'accord ?

Tomika acquiesce. Il a raison. Elle leur fait perdre du temps. Elle enfourche l'engin et enfile le casque qu'il lui tend. L'heure des questions viendra, elle n'est plus à ça près.

Dans un vrombissement de tous les diables, ils franchissent les limites du ghetto et rejoignent le périphérique. Au bout de quelques kilomètres, ils s'aventurent dans une zone que Tomika n'a jamais fréquentée. Les taudis sont remplacés par des immeubles bas ; elle aperçoit même des aires de promenade. Le luxe ultime !

Chayton ralentit à l'approche d'une enceinte surveillée par des gardes armés. Après avoir présenté un badge, il pénètre dans une rue spacieuse et propre. Des maisons individuelles avec balcon et volets colorés, pas de poubelles éventrées, ni de fouineurs.

Tomika est partagée à la pensée de se confronter à Mary Atwater. Elle ne porte pas la politicienne dans son cœur, mais elle dirige un territoire et se bat pour défendre ses convictions, ce que la jeune femme respecte. Cependant, elle ne peut s'empêcher de se questionner sur ce qu'elles ont en commun.

— Attends-moi là, dit Chayton avant de courir jusqu'à la porte d'une demeure identique aux autres.

Une femme ouvre aussitôt. Le géant et elle échangent quelques mots, puis elle lui confie un papier. Il revient vers Tomika, l'air contrarié.

— Qui est-ce ?

— L'amie qui nous a logés. Une alliée.

— Tu parles comme si nous étions en guerre...

— Hum, élude Chayton. Ils ont déjà quitté la ville. On part pour Concordia.

— Quoi ? Tout de suite ? s'écrie la jeune femme.

Ignorant sa question, il lui remet le casque... qu'elle ressort aussi sec.

— Ecoute Chay, tu permets que je t'appelle comme ça ? Je veux savoir qui je suis plus que tout, c'est vrai, mais arrête de croire que je vais obéir à la moindre de tes exigences ! Je dispose de mon libre arbitre et j'avoue m'en être pas mal servi depuis ma naissance. Alors cesse de me retourner le cerveau cinq minutes. J'aimerais bien réfléchir !

Avant qu'il réagisse, elle s'éloigne sur le trottoir sous une pluie battante. Pourquoi s'énerve-t-elle de la sorte ? Elle est plus que partante pour le suivre. C'est juste que personne ne lui a jamais donné d'ordre. Sauf au boulot. Son regard se perd alors sur la colline dominée par Anguis Corp. Elle est soulagée d'avoir quitté cette entreprise et ce travail qu'elle détestait.

Appuyé sur sa bécane, le jeune homme attend qu'elle se décide.

— Pourquoi tu as besoin de moi, Chay ? l'interpelle-t-elle.

Il hésite une seconde. Conscient qu'il est vain de continuer à la préserver, il lâche :

— Il ne s'agit pas de moi. La race humaine a besoin de toi.

La tristesse dans sa voix retient la moue sceptique que Tomika s'apprêtait à afficher. Elle sait qu'il ne lui mentirait pas. Surgit alors dans son esprit le visage fatigué de la fillette et le lapin qui lui a apporté du réconfort... et sans doute plus.

Sans un mot, elle attache sa chevelure azur et s'installe sur la moto. Pour la première fois depuis leur rencontre, il lui sourit.

— Tu veux passer chez toi prendre des affaires ?

Elle secoue la tête, puis entoure la taille de son compagnon.

— Un saut à L'empoisonneur suffira.

AnimalinkOù les histoires vivent. Découvrez maintenant