Deuxième nuit de pluie

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J'ai quitté la berge, ce matin-là. Sur la peau de mon visage pâle, les marques du béton sont restées quelques heures. Dans ma tête, une affreuse douleur brisait mes sens et coulait les frontières de mes pensées. A mes pieds, il y avait une bouteille presque vide. Son contenu, bien plus rouge dans la lumière du jour, ressemblait à s'y méprendre à une erreur de fabrication. Les stigmates d'une nuit dont je ne me souvenais plus.

Taehyung est parti il y a un an aujourd'hui. Je ne sais plus. Les jours depuis, ils ont tous disparu. Ils m'échappent, comme de la fumée acide entre mes doigts. Le fil de ma vie s'est décousu de mes écharpes en laine, de mes vestes et des plis de mes pulls. Le fil de ma vie s'est jeté dans la mer à sa suite et git au fond de l'eau trouble, emmêlé aux grains du sable sous-marin. Le fil de ma vie ne ressemble plus à rien depuis.

Toutes mes lettres se sont perdues, brûlées, en cendres. Toutes mes lettres au bout du monde. Là où il est parti, l'artiste, l'aventurier, le poète. Foutus rêves. Ils me l'ont volé. Applaudissons le peintre pour cette œuvre incroyable de ma solitude, de mes nuits sans fond, de mes cernes. Son talent subjugue le public. Acclamons l'artiste, il a atteint la perfection de l'inutilité la plus totale. Félicitations pour mon cadavre flottant à la surface, un peu tâché de rouge, un peu d'encre sur les doigts. Mes certitudes ont volé en éclat.

Man, the morning's rough

'Cause grieving is a tines

This drink won't be my last

Je traine la bouteille jusqu'à mon sac avachi contre le mur des douches inutilisées et glaciales. Un an. Comment peut-on disparaître si longtemps. Peut-on disparaître à jamais. Je soutins à qui voulait l'entendre qu'on était éternels, qu'on était beaux, qu'on s'aimait plus fort qu'eux tous réunis, qui se détestaient. Quel beau menteur je faisais.

Pourtant, j'y croyais.

Mes pieds s'alignent le long des lignes de démarcation. Jaunes. Un peu effacées. Je devrais aller travailler, ce matin. Je devrais, je ne sais pas, gagner de l'argent. Me nourrir. Acheter de l'alcool. La ville est si loin. Je sors mes écouteurs emmêlés de la poche déchirée de ma veste. Quel misérable je fais, mes cheveux décolorés sous ma capuche, mon sac puant le vin bon marché. La musique enveloppe mon cerveau de chaleur et de couleurs. Un autre matin, j'aurais pu sourire. Mais il commence à pleuvoir et mes semelles lisses glissent sur la peinture.

Southern rain is here to stay

And you know I'm thinking of

A cloud of judgment day

Je pousse la lourde porte de l'immeuble, monte les lourdes marches affaissées, m'assois lourdement à mon bureau en plastique. Respire. Retire les écouteurs. C'est l'hiver, à l'intérieur. Il n'y a encore personne et je me demande presque si je me suis trompé de jour. Pourtant, je le sais, c'est impossible. Ça fait un an, aujourd'hui. Un an que c'est un peu comme si on avait arraché mon cœur pour le réduire en fragments plus fins que du sable.

Alors que j'allume l'ordinateur, pas moderne mais pas trop vieux non plus, un des patrons rentre dans l'open space. Il s'approche. Je perçois sa gêne jusque dans sa nuque crispée, mais sa honte aussi, son jugement dans les pupilles lorsqu'il détaille mon apparence. Il fronce le nez quand il arrive à ma hauteur. Je suis presque tenté de soutenir son regard, j'ai l'intuition que ça ne changerait pas grand chose à ce qu'il va me dire de toute façon. Mais je garde les yeux baissés. C'est inutile.

En quelques phrases bien pensantes, il m'explique que ce serait mieux que je rentre chez moi, pour cette hiver. Même peut-être pour toujours. Le froid, qu'il me dit. Il fait si froid, ce n'est pas raisonnable de venir travailler n'est-ce pas. Et puis de toute façon je ne suis pas indispensable.

Je le sais, n'est-ce pas ? Je comprends ? Je ne ferai pas d'histoire ?

Je pars sans prendre la peine d'éteindre l'ordinateur. Je croise les autres dans l'escalier, je croise leurs regards de jugement sans étonnement et sans honte. Le monde me laisse à sa porte, comme un misérable qu'on prend en pitié mais qu'on ne peut plus vraiment aider. Peut-être que le monde n'a pas tort. Et il pleut toujours; dehors.

Even though the times are good

From looking at the past

She's not the one I loved

Le monde s'est éveillé sur les jardins en pleurs. Les fleurs sont enfouies sous le bitume, la terre grise. C'est l'hiver et c'est la pluie. C'est l'averse tiède qui colle sur la peau, qu'on lave, qu'on s'obstine à rincer, et qui persiste. C'est l'averse des jours pâles, au soleil abandonné derrière l'anthracite des nuages.

Je traverse les rues de la ville côtière, reconstruite tout en briques, et en églises sans toit. Ils sont tous là, qui traversent les rues. Qui traversent dans l'autre sens, vers la mer poignardée de rouge. Qui traversent sur les clous, qui traversent au vert, qui traversent en rythme. Il est trop tôt. Ils ne se rendent pas compte.

Je vais au parc. Au parc vide du lundi matin. Au milieu du parc, il y a cette statue usée, cette jeune fille assise à une fontaine dont les eaux sont sèches. La jeune fille qui semble pleurer, la tête dans les mains, les cheveux plaqués sur le front en mèches désordonnées. La jeune fille élancée, de grenat trempé, brisée comme si elle était tombée amoureuse de la pluie.

Je m'assois sur le banc, le banc rouge grisé, sur les graviers, face à la fontaine. Je m'assois en tailleur, ma bouteille de vin à moitié vidée, la pose sur le sol mouillé. D'une poche de ma longue veste de velours amarante, je sors un carnet violet. Un crayon à mine cassée.

Quelques traits. Quelques courbes et quelques coins de pierre. Je ne sais pas ce que je fais. Ce carnet, il me l'a offert. Et c'est lui qui savait dessiner. Pas moi. Ce n'était pas moi l'artiste, jamais. Une goutte vient assombrir la mince feuille du carnet. Puis une autre. Sur le dessin, la fille de la fontaine pleure des larmes de papier.

Southern rain

Is here

To stay.

Le port - TaegiWhere stories live. Discover now