Chapitre 4

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L'ambiance est particulièrement tendue quand je pénètre sur mon lieu de travail. Mais le plus étrange vient du fait que malgré l'heure matinale l'effectif est quasiment déjà au complet. Evénement qui ne se produit d'ordinaire qu'en période d'évaluation et encore. Peut-être que j'aurais dû me porter pâle. Je ne la sens pas du tout moi cette réunion, mais alors vraiment pas. Et vu la mine de déterrer de certains de mes collègues, j'en déduis que je ne suis pas la seule dans ce cas.

Vu que tout le monde est convié pour la réunion, nous sommes fermés durant ce laps de temps, du coup je commence par effectuer les deux trois manipulations nécessaires pour prévenir le public comme changer le message du répondeur, verrouiller les portes... Puis je m'empresse de regagner la salle à café. Le silence y règne. Nul n'ose se regarder ou piper mot.

Je les observe encore un moment. Il reste dix minutes avant le début des festivités. La connaissant, notre cheffe arrivera pile à l'heure. Ne tenant plus, je me lance. Raclement de gorge, quelques têtes se tournent vers moi. Je m'approche d'elles :

— Est-ce que vous avez une idée du sujet de la réunion ?

— Aucune, répond le type de la compta dont j'ai oublié le nom.

— Il parait qu'on va fermer, nous informe la stagiaire.

Je me tourne vers monsieur compta pour tester la plausibilité de l'information, il se contente de hausser les épaules en signe d'ignorance. Cette hypothèse me parait peu probable. Pourquoi avoir embauché dans ce cas ? Certes, la stagiaire coute moins cher qu'un salarié en CDI et le nouveau comptable n'a pas les dix ans d'ancienneté de son prédécesseur d'autant qu'il démarre avec un salaire inférieur de ce que j'ai constaté en classant son contrat de travail ainsi que les documents liés au licenciement. Mais quand même. Depuis quelques mois, j'ai moins de factures à établir et d'encaissement à traiter, mais il y a toujours des périodes voire années plus creuses que d'autre, ça ne signifie pas pour autant que nous allons mettre la clé sous la porte.

— Qu'est-ce qui te faire dire ça ? j'interroge d'un ton dur, la miss.

— C'est le bruit qui court depuis plusieurs semaines, tu n'as rien entendu ?

Comment le pourrais-je, je passe la majeure partie de mon temps à l'accueil, je me mords la lèvre pour éviter de le lui répliquer avec un peu trop d'énervement.

— Ne t'inquiète pas, je suis certaine que tu retrouveras facilement un autre travail. Nous ferons les petites annonces ensemble, ça va être sympa tu vas voir, tente-t-elle de me réconforter, un bras entourant mes épaules et un large sourire bienveillant sur les lèvres.

J'éprouve une forte envie de la secouer comme un prunier pour lui permettre de comprendre les réelles implications d'une fermeture de la boite. Mais je m'abstiens, ce ne serait pas professionnel. Or, je me montre professionnelle en toute circonstance, du moins j'essaie dans la mesure du possible.

Tandis que mon autre collègue a déserté, je remarque que tous les regards sont rivés sur la pendule au mur. Dans deux minutes, la réunion démarrera ce qui signifie que la patronne devrait passer la porte d'une seconde à l'autre. Chacun retient son souffle, personne ne bouge. De véritables statues.

Dans une tenue élégante et aux couleurs vives, celle que nous attendions tous débarque et nous fait signe de la rejoindre dans la salle.

La réunion a duré pratiquement toute la matinée. J'ignore ce qu'il en est pour les autres, mais j'ai déconnecté à partir du moment où son sujet nous a été communiqué. L'idée était de nous interroger sur demain, c'est-à-dire sur la manière de rendre notre boite plus jeune, plus dynamique. Le pourquoi ne nous a pas été dévoilé. Sans doute la crise de la quarantaine de la bosse qui déteint sur la boite. En nous expliquant son projet, elle a fait mine d'une exubérance et d'une excitation démoralisante même si je suis soulagé que mon job ne soit pas en péril. Je pressens que les prochains mois vont être marrants.

Comme nous étions fermés ce matin, le personnel de la cafétéria a été invité à déposer une journée de congé. Résultat, je vais devoir braver la pluie pour me chercher à manger. Du coup, je ne disposerais pas des quelques minutes quotidiennes pour effectuer mon tour des réseaux sociaux. Trop de jours se sont écoulés sans que je n'obtienne la moindre information. Il va falloir que j'y remédie rapidement.

Demain, ce sera sa soirée entre potes. Ils se rendent toujours au même bar, un peu plus bas dans sa rue. Si je m'y pointe un peu avant eux, je devrais pouvoir occuper un box avec une bonne visibilité sur leur table habituelle et ainsi l'observer en toute tranquillité. Ce serait plus sympa d'y aller avec Louise, mais après l'échec cuisant de la dernière fois je ne crois pas qu'elle acceptera. Sauf si bien sûr, j'omets de lui préciser la raison de mon choix de bar. C'est à réfléchir.

Je suis tellement préoccupée que j'embarque la commande de quelqu'un d'autre au lieu de la mienne. Ce n'est que parvenu derrière mon bureau que je le remarque. Celle-ci est au nom d'un certain Damien. Avant d'ouvrir le contenu de la boite en carton blanc, j'hésite. J'avais vraiment envie d'un bon gratin bien chaud ce midi. Un œil en direction de la porte, la pluie s'est interrompue. Rien ne m'empêche donc de courir au magasin bio d'en face pour récupérer ma commande. Absolument rien, mise à part la flemmite aiguë dont je suis soudainement prise.

Tant pis, je garde le repas mystère. Avant d'en découvrir la composition, je m'empare de mon téléphone, prends une photo que je poste sur mon compte Instagram avec en commentaire « repas-surprise ». Puis j'enclenche le mode vidéo et, tout en accompagnant mes gestes d'un commentaire audio, j'ouvre la boite : une salade de chou frisé accompagné de cinq pauvres bâtons de carotte ainsi que trois malheureuses tomates. Il doit y avoir une erreur, comment ce Damien peut-il se contenter de si peu en guise de repas ? Si je donnais ça à n'importe lequel de mes frères, celui-ci me rirait au nez.

Je regrette de ne pas être retourné dans la boutique. Maintenant, je n'ai plus le temps. Il me faut donc me contenter de ce merveilleux déjeuner.

Juste le temps de prendre la première bouchée avant que mon portable m'informe d'un nouveau commentaire. Il s'agit de Louise qui devait être connecté au moment de ma vidéo :

@louise 😊 😊 😊, petite veinarde ! Tu vas te régaler.

Je ne prends pas la peine de lui répondre. Quelques secondes après, je reçois une nouvelle notification. Louise vient de poster une photo de son plat : une assiette de tagliatelles à la carbonara provenant d'un de mes restaurants préférés.

Ma salade a un goût encore plus amer après ça.

Les visiteurs ne cessent d'arriver durant toute l'après-midi. A croire que notre fermeture exceptionnelle de ce matin les a traumatisés. Du coup, il m'est impossible de prendre une seule seconde de pause. Lorsque Audrey, ma stagiaire favorite passe la tête, je la chope et l'envoie me ramener un gouter.

Elle revient une bonne demi-heure, plus tard. Demi-heure durant laquelle mon ventre grogne de tout son soul.

— Qu'est-ce c'est que ça ? Je rugis, affamée.

— Une banane.

— Ça, je le vois, mais pourquoi est-ce que tu me la tends ?

— Comme tu m'as dit ne pas avoir bien mangé ce midi et que tu as l'air fatiguée, j'ai opté pour un remontant énergétique, m'explique-t-elle avec son sourire bienveillant habituel.

Je n'ai pas le temps de lui faire part de ce que je pense de sa gentillesse qu'un nouveau visiteur fait son entrée. Comme il se poste devant moi avec un regard insistant, je cède et lui arrache des mains sa maudite banane que je pose à côté de mon écran.



Duos de chocsWhere stories live. Discover now