DIPTYQUE - 1 - La bonne femme

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Une nuit, en rentrant d'une soirée comme de coutume trop arrosée et au cours de laquelle elle avait aussi fumé plus de shit que d'habitude, Charlotte ouvrit son ordinateur et écrivit sur son journal électronique : « La force refuse de plier... Et moi de hurler : Jamais ! ». Elle ne savait pas très bien ce qu'elle voulait dire par là, mais cette phrase lui plaisait et elle aima beaucoup, dans les années qui suivirent, à se la répéter de temps à autre, surtout dans les moments de creux où elle cherchait à se donner du courage et à retrouver le fil d'une motivation qui, concentrée sur des objets toujours trop vagues, lui échappait sans arrêt.

Elle avait vingt ans alors, et toujours dans le cœur l'indignation caractéristique d'une crise d'adolescence violente qui s'était attardée chez elle plus que de raison. Ronde, vive, animée, ses grands yeux bruns perpétuellement en mouvement, jamais fixes, elle courait de colère en colère, passant sans relâche d'un combat à l'autre, tous essentiels à ses yeux, jamais trop petits, jamais insignifiants.

Lorsque plus tard elle repenserait à ces années-là, elle en garderait un souvenir ambivalent : l'exaltation qui la portait lui avait fait espérer la vie plus belle qu'elle ne l'était en réalité ; mais aussi plus triste — et, enfin sortie de ces montagnes émotionnelles, elle allait s'avancer dans l'existence avec le sentiment ambigu d'apprécier le calme qui régnait désormais sur sa vie tout en regrettant d'avoir ainsi dit adieu aux larmes.

Après des études correctes au cours desquelles elle fit beaucoup la fête et eut un nombre approprié de relations sexuelles avec de jeunes hommes dont elle ne fut jamais que vaguement amoureuse, elle fut admise à travailler dans une sous-direction obscure d'un ministère régalien et s'établit donc à Paris, partageant un minuscule appartement avec sa meilleure amie, Camille, qui elle aussi se lançait dans la vie.

À l'âge de vingt-six ans, elle rencontra Paul au cours de la soirée d'anniversaire de ce dernier, qu'il avait organisée dans un bar de quartier tenu opportunément par deux anciens élèves de son école de commerce. Le jeune homme, grand, brun, à l'allure dégingandée, lui plut assez ce soir-là pour qu'elle accepte de le laisser rentrer avec elle. Comme nombre d'aventures précédentes, celle-ci aurait pu rester sans lendemain ; mais ils étaient tous deux arrivés à l'âge auquel une certaine expérience sexuelle permet de reconnaître un bon partenaire (ou, à tout le moins, un partenaire compatible avec ses propres pratiques). Cet argument, combiné avec une certaine lassitude des coups d'un soir, les engagea dans le développement d'une relation durable.

Ils se virent régulièrement pendant plusieurs mois, d'abord seuls puis, petit à petit, en compagnie de leurs amis respectifs qui, par chance, s'entendirent très bien. L'été venu, ils partirent pendant trois semaines en Amérique Latine. Ces vacances inquiétaient un peu Charlotte, qui se rappelait avoir lu quelque part qu'il fallait partir loin, ensemble, pour savoir si l'on aime vraiment quelqu'un (à cette époque, Charlotte croyait encore dur comme fer que ce que les gens écrivaient dans les livres était forcément vrai). Mais, entre visites culturelles, randonnées, restaurants et règlementaires parties de jambes en l'air dans des hôtels sélectionnés avec soin sur Booking.com, tout se passa pour le mieux et ils revinrent de ce séjour à peu près convaincus qu'ils s'aimaient suffisamment pour envisager dorénavant de vivre ensemble.

L'installation dans un domicile commun marqua en quelque sorte l'officialisation de leur couple aux yeux de leurs familles respectives. À l'occasion de leur déménagement, leurs pères vinrent les aider à monter quelques meubles achetés à la va-vite chez Ikéa et échangèrent des amabilités croisées sur la gentillesse et le mérite de leurs enfants. Charlotte et Paul s'en émurent et ce fut certainement à ce moment-là que l'idée du mariage, qui si longtemps lui avait semblé une chose inconcevable, germa dans l'esprit de Paul.

Diptyque et autres nouvelles de la vie des femmesWhere stories live. Discover now