CHAPITRE TROIS

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  La soirée était brumeuse et le ciel faiblement éclairé par une lune au dessus des nuages. L'odeur du bitume, mouillé par l'averse, s'élevait dans la ville. Judi prit la direction du skatepark, après avoir laissé la jeune fille, avec un étrange sentiment de regret.

  Il allait rejoindre son petit groupe d'amis, qui se composait en réalité de deux jeunes n'ayant pas poursuivi leurs études après le collège. En pleine recherche inactive de travail, ils traînaient toujours au même endroit, une bière à la main, portant des habits noirs et sales, avec une enceinte audio - sûrement volée - qui diffusait une musique de rap hip-pop à fond la caisse.

  Judi les connaissait car Jean habitait la porte voisine à la sienne et Seb était deux étages plus bas, au rez de chaussé. De son balcon, il les observait jouer au pied de leur immeuble. Jusqu'au jour où il mentit à sa mère et lui fit croire qu'ils l'avaient invité à jouer avec eux. Judi était descendu et les avait attendus dissimulé derrière une voiture. Ils étaient en retard. Puis, ils arrivèrent, un grand sachet de bonbons chacun dans les bras. Jean croisa le regard du petit brun à travers la vitre passager. Il tapota l'épaule de Seb et ils avancèrent vers la cachette de Judi. Celui-ci se mit à hurler de crainte qu'on le tape.

« Ta coiffure lui fait peur ! » s'était écrié Seb.

  Ils avaient ri et Jean lui avait tendu un crocodile en gélatine. Judi ne les lâchait plus depuis.  

  Sous leurs casquettes imposantes et leur style marginal, ces deux garçons avaient un rêve, celui de la célébrité. Contrairement à Judi, qui lui rêvait simplement d'aller au lycée. Ces illusions impossibles les tenaient tous les trois en haleine et en éveil. Au son vrombissant des basses, ils laissaient divaguer leur esprit en silence, imaginant une vie qui n'était pas la leur. Seb et Jean se voyaient acclamés par une foule en délire, criant leurs noms et les admirant pour leur brio. Pourtant, ils ne chantaient pas, ne dansaient pas, ne jouaient pas la comédie. Leurs talents ne dépassaient pas le décapsulage de bière avec les dents et les figures de skate qu'ils avaient apprises pour attirer les filles. Judi aimait parcourir ses limites, défier ses convictions, s'aventurer dans l'inconnu pourtant si effrayant. Alors, au moins une fois, il voulait se sentir libre, comme un adolescent dont la vie va au delà du seuil de sa propre chambre.

  C'est ainsi, en allant les rejoindre, que Judi croisa sur la route un petit amas de lycéens qui encombrait le trottoir, face au cinéma. Dans le lot, il reconnut la coupe de cheveux de Sanders, avec qui Judi avait passé toutes ses années primaires, ainsi que la peau mate d'Andréa, sa petite amie au début du collège.

  Il ne les avait pas revus depuis un moment, et il aurait souhaité que cela n'arrive pas de sitôt. Pourtant, quelques têtes se tournèrent dans sa direction, lorsqu'il tenta de contourner le groupe d'adolescents. Les coups d'oeil furent méfiants et mauvais. Sanders baissa vivement la tête à sa vue et Andréa chuchotait à l'oreille d'une de ses amies, tout en longeant du regard le détour que prenait Judi.

  Ils le jugeaient, le méprisaient pour ce qu'il avait été et ce qu'il était. Un oublié, un fantôme, un être auquel on ne pense pas. Mais, dont les excès de colère marquent pourtant les esprits, dont les coups demeurent douloureux et dont les gifles restent brûlantes. Tous gardaient en mémoire les violentes crises de Judi. La moindre contrariété le faisait virer de bord. Ses réactions étaient excessives. Il perdait rapidement son sang froid. Il n'hésitait pas à faire autant de mal que ce qu'on lui faisait. Une parole pouvait tout faire basculer.

  Un être fragile, anxieux, instable dont les écoles ne voulaient plus s'occuper. Lors de sa deuxième année de collège, Judi s'était fait déscolariser. Un soulagement pour le corps enseignant, un poids en plus pour les parents.

  Consigné chez lui, le jeune homme ne sortait de son lit que pour les visites médicales chez le psychiatre à la grande ville. Grâce aux petites pilules bleues, il n'en venait plus aux mains dès que ses nerfs le chatouillaient. Un simple tic au sourcil gauche trahissait sa colère, son agacement et son angoisse. Ses géniteurs étaient restés longtemps derrière son dos dans un premier temps, pensant avoir enfin l'occasion de devenir plus proches, cherchant à contrôler la journée de leur enfant qui ne souhaitait que dormir. Mais en vain, Judi jouait de la peur qui régnait autour de lui pour effrayer sa mère et menacer son père. Leur omniprésence provoqua chez le préadolescent un besoin d'éloignement primitif, un rejet de toute forme de parentalité, une indépendance prématurée. Ne restait désormais qu'une sorte de relation de cohabitation comme leur seul lien permanent.

  Une fois que le poids de leur regard s'estompa, Judi relâcha la pression qu'il exerçait inconsciemment sur la bouteille de bière dans main. Son dos se courba lorsqu'il se décrispa et sa démarche redevint naturelle. À l'aise dans ses converses, il traversa le restant du centre-ville en essayant d'oublier les visages qui obscurcissaient son esprit. La nuit tombait vite, les bars se remplissaient et les cinémas généraient des files d'attente qui débordaient sur le trottoir. Il contourna avec discrétion les quelques familles et groupes d'amis qui étaient devant. Dans ses habits noirs, il n'attirait l'attention de personne, caché sous sa capuche. Il bifurqua dans la ruelle qui menait au skate-parc et se mit à courir pour rejoindre ses deux compagnons.

  L'endroit était désert. Seul un petit halo de lumière se détachait de l'obscurité environnante. Des éclats de voix le guidèrent jusqu'à l'odeur de cigarette éteinte et de bières renversées.

  « J'ai rencontré une fille », lança Judi soudainement entre deux bouffées de nicotine.

  Seb et Jean, qui remuaient énergiquement leurs têtes au rythme des basses de la musique, se figèrent un instant avant d'échanger un sourire complice.

  « Je t'avais dit qu'il faisait des plans dans notre dos », plaisanta Seb.

  Judi lui envoya une petite tape dans l'épaule, avant d'écraser sa cigarette et de se tourner face à ses deux amis. Il décapsula d'un geste rapide la bière qu'il venait d'attraper, jeta un coup d'œil aux étoiles, puis déclara :

  « Elle s'appelle Créa. »

  La discussion devint alors sérieuse, mais les rires redoublèrent. Le sujet, émoustillant les garçons, semblait enrichir l'affluence de leurs paroles. Ils parlaient souvent de filles. La plupart était de belles inconnues aux jambes élancées et aux regards menaçants ; des déesses perchées dans l'Olympe, inaccessibles au commun des mortels. Jamais encore l'un d'eux n'avait eu de véritables anecdotes à raconter, seuls leurs rêves guidaient généralement le flux de leurs récits.

  Judi rentra chez lui au petit matin, avide de plonger sous sa couette. 

**

  Sa mère était dans la salle de bain quand la porte de sa chambre claqua, lui provoquant un soupir las et désespéré. L'eau chaude coulait dans la baignoire, tandis qu'elle observait son pâle reflet. Des cernes violacés soulignaient ses yeux maquillés, son frêle corps manquait de sommeil, mais une lueur d'espoir vivait toujours en elle. Elle savait que son fils n'était pas perdu, qu'il s'en sortirait, malgré toutes les galères qu'il lui avait fait subir.

  Elle avait reçu le dernier bulletin de notes des examens qu'il avait passés à distance. Les résultats étaient corrects, mais insuffisants à ses yeux pour lui assurer un avenir glorieux. Elle voulait qu'il accède aux études supérieures, comme son père et elle avant lui.

  « Judi ? », dit-elle en entrant discrètement dans sa chambre.

  Il marmonna une vague protestation, le nez sous l'oreiller. Ses draps étaient défaits, ils pendaient à moitié sur le sol froid et ne recouvraient qu'une partie de son dos nu qui se soulevait légèrement à chacune de ses respirations. Elle resta dans l'encadrement de la porte, silencieuse, craignant qu'en l'absence de son père, le jeune homme s'emporte trop rapidement. Elle chercha, du coin de l'œil, la palette de médicaments. Celle du mois de juillet était déjà a moitié entamée, signe qu'il les prenait bien. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres maquillées puis, elle tourna les talons, pensant qu'il s'était endormi. La porte se referma dans un grincement et le sourd claquement de ses pieds nus sur le carrelage s'éloigna.


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Crépuscule sous les étoilesWhere stories live. Discover now