La liste d'infortunes d'Elinor Gardner

VI. L'effet Agatha

Un nouveau silence. La proposition d'Agatha était tentante, Elinor savait que les soirées où était invité son père étaient en général loin de ses habitudes de sortie, elle aurait l'impression d'être une totale paria mais le champagne à volonté vanté par son amie était un avantage à ne pas négliger.

— Ok, tu as gagné, c'est vrai que ça fait un moment que je ne suis pas sortie, je vais venir avec toi. J'espère qu'il y aura une bonne ambiance.

— Mais Eli, nous sommes l'ambiance.

— C'est vrai qu'on a toujours été assez douées pour animer les soirées, avoua Elinor, prise de nostalgie. Enfin, je ne suis pas sûre qu'au milieu de cette foule de littéraire ça fonctionne.

— Je ne m'en fais pas, on va s'amuser. Oh et habille toi classe, c'est une soirée chic quand même.

Elinor lui promit de se vêtir au mieux pour ne pas lui faire honte et raccrocha. Elles s'étaient données rendez-vous à dix-neuf heures trente en bas de l'immeuble d'Elinor. Elles prendraient un taxi pour le bar et ce, aux frais du père d'Agatha, tant qu'à faire. Il fallait savoir profiter des opportunités qu'offrait la vie. 

Cette soirée très privilégiée était organisée par la maison d'édition de Monsieur Stutton qui avait rencontré le succès avec son dixième roman. Il avait déjà acquis une petite notoriété grâce à ses précédents livres, mais celui-ci se démarquait. Il s'agissait d'un thriller psychologique qui se déroulait à Londres au début des années deux mille. Une sorte de revival contemporain de Jack L'Éventreur qui avait suscité un engouement inattendu. L'écrivain avait reçu des critiques dithyrambiques de la presse, ce qui découla sur une médiatisation assez importante pour créer l'événement. Les auteurs super-stars, même de façon éphémère, étaient rares. Suite à ce vif intérêt, un parcours touristique avait été créé pour suivre les pas du protagoniste, un certain Maxwell Harper dans Londres. Plateaux télé, émissions de radio, dédicaces, interviews, un monde qu'il avait longtemps observé de loin s'ouvrait aujourd'hui à lui. 

Agatha était fière de son père et jouissait avec plaisir de ce coup de projecteur. Issue de la petite bourgeoisie, les mondanités n'étaient pas nouvelles pour elle mais cette fois, c'était différent, son père devenait un personnage public et elle ne cachait pas son attrait pour la renommée même si pour le moment elle n'était pas la priorité des journalistes et encore moins des lecteurs. Seulement, si jamais elle venait à se faire connaître, il était évident qu'elle retiendrait l'attention. Elle avait le physique d'une star de cinéma et n'aurait pas de mal à se fondre dans cet univers élitiste. 

Elinor la connaissait depuis sa première année de lycée et malgré leurs mentalités contradictoires, quelque chose les avait vite liées. Agatha avait une personnalité passionnée, se nourrissant et se servant de tout ce qui l'entourait pour pimenter son quotidien. Elle arrivait systématiquement à conduire Elinor dans des situations improbables qui avaient marquées leurs années lycée. Elles avaient même failli finir en détention une fois pour dégradation de bien public – une histoire qui incluait une grande part d'immaturité et de futilité – mais l'assurance sans bornes d'Agatha les avait sorties de ce mauvais pas. 

Elinor et elle avaient une longue liste de souvenirs communs, dont beaucoup de fous rires qu'elles prenaient plaisir à se remémorer quand elles se voyaient. Les études supérieures les avaient éloignées et par conséquent, leur complicité s'était un peu effritée mais leur amitié n'avait rien d'expiable. Elles pouvaient passer des semaines sans se parler mais quand elles reprenaient le fil d'une conversation, c'était comme si elles s'étaient quittées la veille. Néanmoins, Elinor était ravie de pouvoir passer à nouveau une soirée à ses côtés, espérant secrètement qu'elles raviveraient les fantômes de leurs soirées adolescentes.