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J'avais été amoureux. J'avais aimé Gabin comme je n'avais jamais aimé personne. Je ne pourrais vous décrire l'impact qu'il avait eu sur moi et sur ma vie entière. Il avait tout bouleversé, tout mis à terre, tout retourné. Le rivière de Gabin était rentrée dans la mienne et nous avions fusionné pour y créer un fleuve. Un fleuve d'amour encore jeune et fougueux contre les rivières du monde, cruelles et meurtrières. Nous étions un ruisseau contre toutes ces cascades. Deux grains de sables au milieu d'une plaine aride. Mais nous n'avions pas peur, nous n'avions pas soif. Nous nous sentions invincibles parce que « à cette époque, nous ne nous considérions pas comme des pauvres. Nous ne l'acceptions pas. Nous nous sentions supérieurs, et parmi les gens que nous regardions de haut et méprisions à juste titre, il y en avait qui étaient riches. Nous mangions bien et pour pas cher, nous buvions bien et pour pas cher, nous dormions bien, et au chaud, et nous nous aimions. ». C'est de Ernest-Hemingway, dans son roman Paris est une fête. Et je ressens dans cette citation tous les sentiments de puissance et de provocation que Gabin et moi éprouvions l'été de nos seize ans.

Un an plus tôt. 1977.

Vous souvenez-vous de mon cher ami Alexander ? Ce garçon souriant avec qui j'avais fait les quatre-cents coups l'été où nous étudions la danse au Prodigious National Ballet.
Un samedi soir, alors que les gardiens nous avaient laissés quartier-libre pour la soirée, Alexander décida de m'emmener sur la Mondingal Wonderpall's Street, la merveilleuse Avenue aux mille et un Spectacles. J'étais encore innocent et influençable à l'époque, et mon ami connaissait la ville comme sa poche. Alors il m'entraîna tel un enfant attiré par des bonbons dans ce quartier inépuisable.

Nous nous y perdîmes. Les couleurs des panneaux publicitaires lumineux rayonnaient dans mon esprit comme une explosion de feux d'artifices, la foule déchaînée me bousculait comme un manège à sensation, les artistes m'enrôlaient comme un ballon de fête foraine. C'était la foire. De la fumée de cigare jaillissait de tous côtés, les hommes tout comme les femmes mangeaient à s'en péter la panse, les enfants des pauvres rivières couraient en chapardant de la barbe-à-papa, et les diseuses de bonne-aventure hurlaient une fin du monde imminente.

Alexander m'attrapa la main.

- Ne restons pas ici, me dit-il en hurlant, son sourire habituel collé à ses lèvres.

Il avait l'air de se repérer dans ce manège aussi bien que dans sa chambre et paraissait presque habitué de toute cette folie. Nous nous faufilâmes entre les ivrognes et les drogués jusqu'à ce que nous arrivâmes devant un petit bar. Enfin, j'en avais déduit que c'était un bar en lisant l'immense panneau lumineux qui surplombait la porte d'entrée. L'endroit semblait un peu moins rempli que l'Avenue, mais il sentait toujours la fumée et l'alcool, et les bousculades y allaient bon train.

- Ils sont là-bas ! me hurla encore Alexander en pointant du doigt le fond de la salle bondée.

Je ne m'étais pas aperçu qu'en levant son doigt, Alexander avait aussi détaché sa main de la mienne. Et lorsqu'il partit d'un coup à la poursuite de ses amis tapis dans la fumée, je me retrouvai comme un idiot solitaire. Alexander était parti trop vite, et trois énormes joueurs de billard nous séparaient à présent. Je me sentis lapin au milieu de lions.

- Tu veux goûter, mon trésor ? me siffla tout à coup une femme dans l'oreille.

Je hurlai à moitié. Elle avait le nez tordu et le visage aussi flasque que ridé. Ses cheveux d'un blond délavé étaient négligemment remontés et son maquillage dégoulinait sous la sueur.

- C'est du Glouby-Bull, ça fait pousser des ailes, continua-t-elle en me tendant des dragées noires à l'odeur nauséabonde.

Elle me fixait de ses grands yeux vitreux, et laissait son haleine empoisonner mes poumons. Je ne pouvais bouger tellement la terreur et l'angoisse paralysaient mon corps. Alors je fermai les yeux pour tenter de me réveiller, loin d'ici, dans ma rivière.

L'invitation au VoyageWhere stories live. Discover now