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Je pourrais passer mon temps à écrire des milliards de mots sur les montagnes russes de mes sentiments que vous n'y comprendriez rien quand même. Tout semblait si contradictoire. Certains jours, il suffisait que je le croise dans les escaliers menant au réfectoire pour que mon cœur bondisse et reste heureux le reste de la journée. Il suffisait que ses yeux rieurs interceptent les miens ou que son sourire confiant m'appelle un instant pour me raconter une blague ou je ne sais quoi d'autre.

Fermez les yeux un moment, et imaginez-vous loin de toute votre vie. Il pleut, les cascades du monde s'effondrent au bas de vos pieds. Il est certain que vous allez finir par glisser dans l'eau gelée, car vous n'y voyez rien, vous êtes un être perdu, trempé et impuissant. Votre respiration se fait saccadée, vous ne dormez plus et ne mangez plus au risque de perdre votre chemin. Et pourtant à travers la tempête vous apparaît une lumière. Scintillante, chaleureuse. Elle vous guide.

Cet hiver-là, la lumière qui s'allumait en mon fort intérieur était restreinte par un interrupteur. Lorsque Gabin me proposait de réviser une chorégraphie avec lui les soirs de tempêtes glaciales, je sentais un feu crépiter en mon être à m'en réchauffer chaque cellule et l'interrupteur s'allumait. Pourtant, il y avait aussi des jours où rien de s'éclairait, et je restais à tâtonner dans le noir, mon cœur formant de la bouillie.

Il suffisait que je vois son sourire lorsque la belle Adèle lui parlait de sa vie en s'asseyant sur ses jambes. Ou lorsque, fatigué, je décidais de m'asseoir à une table du bar et je les observais danser. Elle se collait à lui et avait une manière de glisser ses genoux entre les siens tout en caressant ses cuisses. Et rien ne me trompait. Ce genre de comportement ne me laissait qu'en traître et, affligé, je ne pouvais qu'avaler ma déception profonde. Ils renvoyaient la parfaite image d'un couple épanoui qui avait passé depuis longtemps la barrière de la première fois. Alors tout s'éteignait en moi.

Il suffisait que vous l'entendiez parler.

Certains soirs, il nous arrivait de nous retrouver entre amis dans un des dortoirs masculins et, entre jeux de poker et musique, nous parlions de tout. Lorsque Alexander se mettait à se vanter de ses conquêtes et de ses exploits sexuels, Gabin prenait part à la conversation avec une indifférence typique de ceux qui ont déjà couché. Je ne peux vous dire que cela me rendait réellement jaloux. En fait j'en étais presque excité. Parfois, il arrivait à mon cerveau de les imaginer ensemble. De l'imaginer lui. Caressant mes seins, soufflant le long de mes cheveux, passant sa main sur mes cuisses. J'étais idiot. Et dans la conscience solide que rien de tout ceci ne pourrait jamais m'arriver, j'en étais presque devenu aveugle.

Je crois que tout commença réellement cet hiver-là. Ou peut-être que ma cécité disparut enfin cet hiver-là et que tout avait déjà commencé depuis la première fois. Lorsqu'il avait pris ma main pour me sauver d'une Junkie à crocs, l'été dernier.

Février.

Tout commença sûrement lorsque notre ami Alexander nous proposa un plan fou. Il nous expliqua avec une excitation subite que ses grands-parents possédaient un vieux chalet dans la montagne et qu'en hiver il était inhabité car son grand-père ne pouvait plus faire les trajets. Alors il appela ses grands-parents, et lorsqu'un « c'est d'accord » sortit de ses lèvres après l'appel, nous sautâmes tous de joie. Nous allions passer nos vacances chez lui, à la montagne. 


Il avait bien évidemment invité plein de monde. Un peu trop à mon goût mais cela était typique d'Alexander alors je ne dis rien. Adèle, Gabin, Marcus, Julie, Laurelyne et trois autres amis étaient de la partie. Je ne sais si je m'en étais réellement réjoui ou non. Mais une chose fut certaine : lorsque nous montâmes dans l'autocar qui allait nous emmener en ce pays de rêve, ce ne fut ni Laurelyne, ni Alexander, ni Adèle qui s'installa à ma droite. Et des frissons s'amusent encore à grimper le long de mon dos lorsque j'y repense.

17 Février 1978.

Gabin déboula dans l'allée de sièges avec son gros sac sur l'épaule et après avoir lancé un vague salut à tous ses amis, il me regarda. J'avais la tête posée contre la vitre glaciale et je contemplais les flocons tomber sur le béton dans une mélancolie.

- Je peux m'asseoir avec toi ? me demanda-t-il en me tirant de ma rêverie.

Adèle cria derrière lui :

- Gabin chéri, garde-moi une place, j'arrive !

Mais il feignit de ne l'avoir entendue et se glissa près de moi. Les milliards de flocons qui tombaient rudement autour du bus semblèrent se réchauffer tout à coup. Et le moteur se mit à gronder, annonçant le départ de notre premier voyage. J'étais au bord de tout.

- Tu es déjà allé à la montagne ? lui demandai-je, alors que le bus roulait depuis une heure déjà.

- Oui, me répondit-il. J'y vais généralement tous les ans lorsque la santé de mon père nous le permet.

Je n'osai pas lui poser de question à ce sujet-là.

- Il m'a appris à faire du ski lorsque je n'avais que quatre ans, et maintenant j'adore ça. Et toi, Gus, tu y es déjà allé ?

- Oui, mais je n'ai jamais fait de ski, lui avouai-je.

Je n'étais plus retourné à la montagne depuis mes treize ans, le fameux été où mon père était entré dans une colère noire et où j'avais eu l'impertinence d'embrasser son stagiaire. Stupide attirance. Je trouvai donc préférable de lui cacher ce détail.

Alors que dans l'autocar, nos amis et autres voyageurs s'endormaient ou se donnaient à de nombreuses discutions, je sentis ma tête peser. Et petit à petit je me laissai sombrer dans le sommeil. Mes rêves n'en furent que merveilleux, j'allais à la montagne où tout peut arriver, j'étais confortablement installé sur mon siège, et j'étais avec Gabin. Je crois que c'est à ce moment précis que j'ouvris les yeux pour la toute première fois. Jusqu'alors je n'avais jamais fait attention à la douceur que Gabin prenait en me parlant, à l'attention qu'il avait pour choisir ses mots, à la rougeur de ses joues quand les miennes brûlaient furieusement.

Lorsque j'ouvris mes yeux, -au sens propre cette fois-ci- après mon long sommeil, ma tête était posée sur son épaule couverte, et, surprenez-vous autant que j'avais été surpris, sa tête était également appuyée contre la mienne. J'eus beau me poser des milliards d'hypothèses et me calmer en m'affirmant qu'il avait juste glissé, je crois que jamais je ne me sentis aussi bien. Sa respiration berçant lentement nos têtes, son souffle caressant mes cheveux au rythme de ses respirations, et la chaleur de son corps blotti tout près du mien. Si j'avais douté de mes sentiments auparavant, il était certain qu'à cet instant, j'étais amoureux. Peut être pas de la bonne personne, ni de la bonne façon. Mais l'explosion de mes sentiments s'acharnait dans mon ventre plus fortement que les feux d'artifices le jour de la fête nationale. J'étais amoureux.

Lorsque mon ami se réveilla enfin, il releva sa tête en arrachant mon cœur au passage. Pour apparaître le moins ridicule possible, et en bon imposteur évidemment, je fit semblant de dormir encore. Et, comme pour ajouter une touche supplémentaire à la douceur de ce moment, Gabin déposa un baiser paternel sur mes cheveux.

Mon voyage dans l'autre monde débutait enfin. 

L'invitation au VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant