Tulipe

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Sur le buffet sculpté dans un bois sombre gisait depuis plusieurs jours une tulipe séchée. Cette fleur aux pétales déshydratés avait perdu tout son éclat d'antan, et arborait des couleurs fades, ternies, mortes, comme si elle avait voulu se cacher des regards. Le blanc cassé des pétales témoignait d'un ancien jaune, le marron clair de la tige d'un ancien vert. Sa vulnérabilité transparaissait à travers la multitude de minuscules fissures qui sillonnaient les nervures et la tige. Elle pouvait s'effriter à tout moment, se casser en deux à la moindre brise. Avachie sur elle-même, épuisée, à bout de souffle. Le manque d'eau et de vitalité prolongé l'avait rendue amère, résignée, elle n'aspirait plus qu'à une seule chose : le retour à la terre originelle, le déclenchement du cycle perpétuel de la nature, la transformation de ses cellules pour contribuer au renouvellement de la vie. Mais pour l'instant elle était là, misérablement posée sur un meuble de salon.
En fait, cette tulipe n'était pas là par hasard. Quelques jours auparavant, une très jeune femme était entrée dans ce même salon, tenant un énorme bouquet de tulipes dans une main, son sac à main dans l'autre. Elle avait l'air pressée en entrant dans la maison, elle avait claqué toutes les portes qu'elle avait franchies et marchait d'un pas rapide avec ses bottines noires. Elle avait arpenté toutes les pièces, s'affairant ici et là, ouvrant quelques fenêtres. C'est seulement lorsqu'elle était entrée dans cette salle à manger qu'elle avait ralenti. Elle avait déposé son sac, enlevé ses chaussures, et, le bouquet a la main, s'était approchée de la commode d'ébène. Elle s'était accroupie devant cette dernière avec une lenteur religieuse. Elle avait déposé délicatement la masse de fleurs, qui s'étaient mollement éparpillées. Juste derrière l'amoncellement de tulipes trônait humblement un cadre sans artifice, contenant une photo en noir et blanc. C'était le portait d'un homme âgé d'une cinquantaine d'années. Il souriait, non pas d'un sourire franc et joyeux mais plutôt d'un air calme et bienveillant. L'ancienneté du cliché avait en partie effacé les traits, mais on distinguait des yeux au regard intense, des cheveux poivre et sel en bataille et un arrière plan de jardin. Le cadre lui aussi reflétait un vécu particulier. Les coins étaient abîmés, la peinture passée, cependant la vitre était propre, signe que la poussière en était ôtée régulièrement.
Et c'est devant ce portait que la demoiselle se recueillait chaque semaine depuis six mois. Assise en tailleur ou à genoux devant le buffet, elle se laissait aller à la nostalgie et aux prières. Ce même rituel rythmait sa vie depuis le décès de son père, marquant une pause émue au milieu de son quotidien effréné et indifférent. Toutes les semaines elle apportait des fleurs différentes devant la seule photo qu'elle possédait de son père. Elle entretenait aussi cette maison qui eut été la sienne du temps de son enfance. Ce lundi, c'était des tulipes.
En partant, elle jetait l'ancienne gerbe desséchée, passait un coup de chiffon sur le verre du cadre et s'en allait sans un mot.
Mais le lundi suivant, personne ne vint ouvrir les fenêtres, jeter les tulipes et épousseter la photo. Un homme était entré dans la vie de la jeune femme. Son attention se portait à présent sur lui, elle avait enfin relevé la tête. Alors les fleurs se dispersèrent par terre, et seule une demeura.
Et à l'image des pétales blancs qui s'envolèrent un à un par la fenêtre du salon restée ouverte, le défunt père put enfin se laisser glisser dans l'oubli, serein, heureux de savoir sa fille libérée de ses fantômes fleuris.

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