Chapitre 1 : Summer in the City

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 Il n'aura pas fallu longtemps à George Langlet pour constater que cette étrange idée qui venait de lui passer par la tête (sortir de chez lui) avait le potentiel de devenir la pire qu'il aurait ce jour-ci.

Beaucoup prétendent que Paris change au cours des heures, que ses rues ne sont pas toujours aussi bondées et que, le cas étant, le caractère irritable de sa populace bouillonnante de désir et de rancœur entremêlés change au gré des caprices du soleil. Ceux-là n'ont jamais vu Paris une après-midi d'été.

Essayez donc de rester une minute entière dans la rue, immobile, sans rien observer et disons...en équilibre sur un pied. Au pire, les gens vous bousculeront violemment pour ne pas être en retard au prochain RER, au mieux ils vous prendront pour l'un de ces artistes de rue excentriques qui imitent les statues et vous lanceront une pièce d'un geste adroit ou s'arrêteront à leur tour pour vous immortaliser sur leur story Instagram. Certains préféreront la pièce, George se revendiquait du clan du second: quel merveilleux pouvoir que celui d'arrêter le temps dans une ville fiévreuse d'activité qui jamais ne se fige.

Mais le jeune homme n'avait jamais eu le temps pour ces choses-là, d'ailleurs, il ne lui fallut qu'un instant d'inattention pour recevoir déjà un coup d'épaule dans la mâchoire et un second dans le coude. Dans Paris, le soleil frappe fort et les gens aussi lorsqu'ils s'adonnent au shopping. Tout était normal.

Antoine et sa famille prétendaient qu'il valait mieux pour lui qu'il continuât à sortir, voir du monde, profiter de la lumière du soleil plutôt que de rester « cloitré dans l'atmosphère poisseuse et étroite de ta chambre », d'entendre d'autres voix que celles des personnages Netflix qui rythmaient son quotidien. Aujourd'hui, enfin, George avait suivi leur conseil. Pourtant en cet instant, au milieu de tous ces corps enchevêtrés qui se poussaient et se collaient avec un naturel désarmant, il était pris d'un sentiment de solitude étouffant, pareil à un saumon tentant de remonter le courant tandis que tous les autres poissons le suivent joyeusement quitte à en profiter pour surfer sur le ventre.

En soi, George Langlet n'avait jamais aimé suivre la masse. Ici, l'atmosphère lui semblait bien moins respirable que dans sa chambre, où la liberté était maitresse en ces lieux. Quelle utilité, quelle joie pouvait-on trouver à cette horrifiante cacophonie ? Des voix, il en entendait tous les jours. Celles de Lennon ou de Jagger pour se réveiller de manière énergique le matin, de Dave Grohl pour pousser dans le dos les effets de la caféine...de Simon & Garfunkel pour plonger au soir dans les bras accueillants de Morphée. Tous se tenaient là pour le bercer, formant la bande sonore de sa vie, fantômes, savait-il, presque effacés d'un temps où la musique en elle-même se tissait de magie pure, où elle était encore bien autre chose que de simples mots creux ou de bruitages vulgaires placés bout à bout pour former un ersatz de mélodie aussi entêtante qu'exécrable. Leurs mots lui parlaient et il leur répondait à sa manière, sans même en lancer d'autres en retour. Ils se comprenaient, tout simplement.

Dans cette rue, la seule musique qui s'offrait à lui se trouvait être celle, diablement discordante, des parisiens et autres joyeux touristes étrangers et béats d'admiration face au premier café haussamanien venu, tous prêts à retourner cette ville comme une vielle crêpe laissée à plat sur la table et à profiter des derniers jours de cet été radieux. Leurs glapissements de joie otarine faisaient horreur aux délicates oreilles de George, aussi décida-t-il de les soulager. Sans plus tarder, il sortit son casque de son sac et le vissa sur ses oreilles. Un riff, deux accords, et son monde bascula.

Hot down, summer in the city
Back on my neck getting dirty and gritty

La synesthésie fit son œuvre. Les joies de ces sonorités bénies embrasèrent l'organisme délabré de George Langlet, les accords y plantèrent profondément leurs racines et le nourrirent d'énergie comme un vieux rail de coke contaminant le corps entier. Ses pieds bougèrent d'eux-mêmes, animée d'une volonté toute personnelle. De retour dans son univers, la musique des Lovin' Spoonful l'entourait d'un cocon protecteur ferme et doux comme les bras d'une mère et le projetait ailleurs, dans une sorte de rue d'univers parallèle où il régnait, invincible, en maitre du bon goût. La plèbe se trouvait là encore, l'observait d'un œil narquois en le voyant ainsi danser comme un dératé et le jugeaient assurément, se moquant en leur for intérieur de ses pas de danse révolutionnaires, mais tout cela lui était égal à présent. Les oreilles transmirent aux synapses, qui firent passer le mot aux pupilles. De grisâtres, les lumières de la ville devinrent rouges, jaunes, vertes et les voitures qui défilaient devant lui n'avaient plus ni marque ni modèle, simplement de la gueule.

I am the WalrusWhere stories live. Discover now