Chapitre 1 partie 2

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    Quelques mètres à peine après la muraille, la rue fait une fourche, et comme tous les soirs, nos pas nous dirigent vers l'embranchement de droite en direction de la Place du Marché : la seule place de commerce populaire dans le périmètre central réservé à l'élite ; le seul endroit où les Aturän qui ne sont pas directement au service des Kerïn sont tolérés au centre de la ville. Nous ne sommes pas encore arrivés et déjà, je sais que l'endroit est noir de monde. Mais je ne m'inquiète pas. Notre récolte de la journée partira en un rien de temps. Quelle qu'en soit la raison, il y a toujours un Kerni pour acheter de l'acier.
     Deux soldats armés en gardent l'accès, vérifiant systématiquement les identités de chacun, refoulant ceux qui ne devraient pas être là. Quand vient notre tour, mon ami les salue.
     –Visage dégagé et matricule, répond l'un d'eux.
     Visiblement embêté, le jeune homme ôte son masque et passe une main dans ses boucles brunes parsemées de poussière.
     –Je n'ai pas mes plaques, aujourd'hui.
     –Tu sais ce que ça veut dire, petit, répond l'autre en posant une main sur la poitrine de mon ami. 
     –Vraiment ? demande-t-il, désabusé.
     Apparemment. Le geste est simple, mais clair.
     –Allez, les gars, vous nous voyez tous les jours, interviens-je alors, baissant mon foulard et sortant mes propres plaques de sous ma veste pour les leur exhiber. C'est pas comme si vous ne nous connaissiez pas !
     –Ne commence pas, C, reprend le premier. On est déjà assez sympas de te laisser entrer, alors ça n'est pas le moment pour toi de chercher les ennuis... Moi je m'en fous, mais si vous vous faites prendre...
     –C'est pour nos pommes, le coupé-je. On sait. Écoute. Nos sacs pèsent une tonne aujourd'hui, et tu sais ce que ça veut dire. En plus, c'est la première fois qu'il oublie ses plaques. Tout ce qu'on demande, c'est de vendre notre came rapidement et de repartir. Crois-moi, par ce temps, on a mieux à faire que de se traîner là. Et puis si on ne le fait pas aujourd'hui, c'est pas demain qu'on pourra. T'as pas oublié quel jour on était ?
     –Avec tous ces drapeaux blancs qui prennent l'air depuis ce matin, comment je pourrais !
     Les soldats se regardent quelques secondes, puis considèrent le monde qui a commencé à s'agglutiner derrière nous et qui s'impatiente. C'est l'heure de pointe.
     –C'est bien parce que vous êtes des ferraillën, conclut alors le deuxième homme en libérant le passage. Allez-y. Et pas d'embrouilles, sinon je vous mets moi-même au trou.
     –Promis.
     Prenant mon ami par le bras, je dépasse les gardes et me plonge dans la foule que je balaye du regard. Pas de vestes grises à l'horizon. Nous sommes les premiers. Tant mieux. Comme ça, ça sera vite finit.
     –Tu t'es choisi un prénom ? me demande Daniel, alors que nous disposons notre marchandise à notre place habituelle, dans le coin nord à côté du potier. Charlène ? Cécile ? Camille, peut-être ?
     –Et qui te dis que je ne me ferai pas adopter ? répliqué-je. Vu ce que m'a dit la Mère Supérieur ce matin, j'ai l'impression que ça risque d'arriver. Et dans ce cas, le choix ne m'appartiendra pas.
     –C'est vrai que c'est ta dernière chance. Tu es nerveuse pour demain ?
     Je m'assoie en me frottant les mains gantées pour les réchauffer autant que pour les en débarrasser de la couche de poudre blanche qui s'y est collée, et laisse le brouhaha envahir mon esprit quelques secondes en réfléchissant à sa question. Mais la réponse s'impose d'elle-même.
     –Pas vraiment. La vie de ferraillé me plaît bien, et de toute manière, je ne me vois pas être autre chose qu'une Atura. Que je me fasse adopter ou pas, ce test n'est qu'une formalité dont je n'ai pas envie ni besoin de me soucier.
     Dubitatif, Daniel me regarde en coin, s'accroupissant à son tour, calant ses mains sous ses bras.
     –Tu n'as vraiment pas envie de changer de vie ? Je veux dire... Tu es consciente que si tu sabotes ce test et que tu n'es pas non plus choisie par une famille kerinon, tu resteras toute ta vie une Atura ? Et les Aturän vivent pour servir les Kerïn, ni plus,ni moins...
     –C'est une façon de voir les choses, oui.
     –Et tu ne voudrais pas améliorer ta situation ?
     Encore une fois, je réfléchis à sa question. Je me la suis souvent posée, mais comme à chaque fois, je reste sûre de moi.
     –C'est vrai que leurs richesses font envie et que le statut des Aturän est désolant. Mais vivre au profit des autres ? Très peu pour moi. Si jamais j'entrais dans l'élite, c'est ce qui arriverait : il n'y aucune place au gouvernement, et je passerais alors mes journées à ne rien faire. En plus, rester enfermée ici ? Non. J'aime trop le peu de liberté que je possède. 
     « Si un jour j'en ai mare de courir après la ferraille, j'irai travailler dans une des fermes à l'extérieur de la ville. Du moment que j'ai un toit au dessus de ma tête et de quoi remplir mon estomac, je ne demande rien de plus.
     À ces mots, mon compagnon laisse un sourire s'attarder au coin de ses lèvres.
     –Tu peux dire ça simplement parce que tu es seule et que tu as la chance d'avoir un travail qui rapporte. Mais imagine que je n'ai pas été là pour t'aider quand tu es sortie du pensionnat, il y a un an ? Pense un peu à ceux qui meurent de faim, ou encore ceux qui s'échinent depuis des années pour nourrir leurs familles. Je suis sûr que s'ils avaient la possibilité de changer leurs vies, ils saisiraient leur chance. Et toi, non ?
     –Et toi, alors ? Pourquoi tu ne l'as pas fait ? J'aurais pu te poser la même question si je t'avais connu il y a sept ans, D. Tu ne trompes personne sur tes capacités. Ce test, je suis certaine que tu l'as saboté également.
     Son sourire s'agrandit, mais il ne répond pas.
     « Je te trouve injuste, ajouté-je. Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais ? Parce que d'autres mènent une existence que tu décris comme peu enviable, et qui pour certain, ne l'est vraiment pas, je suis obligée de viser plus haut ? Si j'ai envie de mener une vie ni ambitieuse ni couronnée d'or, mais honnête et emplie de labeur, qui est-ce que ça regarde, si c'est mon choix ? 
     –Je suis peut-être trop jeune pour t'adopter, mais c'est comme si je l'avais fait. C'est normal de vouloir ce qu'il y a de mieux pour ceux qu'on aime, non ? Ce que j'ai voulu dire, c'est que je pense que tu fais erreur de ne pas prendre le test au sérieux, et que tu risques de le regretter dans quelques années. Dans notre malheur, nous, les Aturän avons cette chance de pouvoir changer notre destin. Tu as toutes les capacités nécessaires pour te faire accepter chez les Kerïn et tu n'as pas à t'en sentir coupable. C'est ton droit d'enprofiter.
     –Autant que de ne pas le faire. J'entends tes paroles, dis-je enpressant son épaule dans un geste que je veux réconfortant. Mais quoi qu'il en soit, je préfère mener une vie qui me ressemble plutôt que de m'épanouir au détriment des autres. Comme tu l'as fait. 
     Je laisse le silence s'installer entre nous avant de reprendre.
     « Tu regrettes d'être resté un Atura ?
     –Parfois, oui. Quand la pluie est trop froide, et le vent trop fort. Mais quand les journées se passe comme aujourd'hui, je me dis que ça n'est pas si mal.
     –Tu ne m'as jamais dit pourquoi...
     Il me regarde à nouveau et semble se perdre un moment dans ses pensées.
     –Tu l'as dit toi-même, finit-il par dire. Je ne voulais pas mener une existence confortable au détriment des autres.
     –Dans ce cas, le débat est clos. Et si dans quelques années je regrette vraiment ma décision, tu auras le droit de me dire que tu m'avais prévenue, et plus jamais je n'ignorerai tes conseils. Mais d'ici là, je te laisse t'occuper de Keneth. Il arrive
     Désignant du menton l'homme chauve et bedonnant qui fend la foule dans notre direction, je laisse mon ami se relever et engager les négociations.
     Accompagné de ses serviteurs qui tiennent les badauds à bonne distance, Keneth, dit « le juste », est un des merkaron traitant exclusivement avec les ferraillën comme nous. C'est un client difficile à approcher et très exigeant, mais il a rapidement fait confiance à Daniel face à la qualité de sa marchandise. D'où ses visites fréquentes.
     Après cinq minutes de débat, mon ami échange une poignée de main avec l'un de ses hommes, les pièces de monnaie tintent, et c'est toute la récolte de la journée qui est emportée devant mes yeux ébahis.
     –Wow ! Vraiment ? demandé-je une fois les clients partis et notre étalage totalement vidé. Est-ce qu'il se rend compte qu'il y a près de quarante kilos d'acier, là ?
     Daniel s'abaisse alors de nouveau pour ranger son sac et ses outils et jette un œil rapide à ce qu'on vient de lui donner.
     –Vu ce qu'il y a dans cette bourse, je peux t'assurer que oui, confirme mon ami. Et il m'a demandé de lui en fournir autant demain, si possible. Il faudra que je mette les bouchées doubles, vu que tu ne seras là que dans l'après-midi.
     –Tu vois que ma présence t'es précieuse, le taquiné-je. Tu veux toujours te débarrasser de moi ?
     –Oui ! crache-t-il alors, moqueur. Va-t'en !
     –Pas sans ma solde !
     Amusée, je tends la main et attends. Il fait semblant d'hésiter quelques instants, puis la saisit et y glisse discrètement une poignée depièces légères que je fourre immédiatement dans ma poche. Impatiente, je retire un de mes gants et en dénombre huit. 
     –C'est ce que nous avons gagné ?
     –Non. C'est ce que tu as gagné.
     –Tu es sérieux ?
     –Il acquiesce d'un signe de tête.
     Huit deniers, rien que pour moi. Avec ça, j'ai de quoi mettre de côté mes deux pièces quotidiennes, et encore en profiter. Ça n'était pas arrivé depuis longtemps.
     –Il ne s'est pas moqué de toi !
     –Je savais que ce béton armé valait le coup qu'on s'y attarde. Tu veux fêter ça ? 
     Encore plus surprise par sa demande soudaine que par la somme d'argent que nous venons d'engranger, j'ouvre et referme la bouche plusieurs fois avant de répondre.
     –Qu'est-ce que tu proposes ?
     –La taverne du Cheval Blanc ? Depuis le temps que tu veux yaller...
     –Tu crois qu'ils me laisseront entrer ? demandé-je, avide.
     –Le mois des C commence après demain. C'est un double événement pour toi, cette année. Quand ils verront ton matricule, ils comprendront que tu veuilles passer ta dernière soirée d'insouciance chez eux...
     –Tu es sûr ? 
     –Fais-moi confiance.
     –Alors allons-y !
     Nous nous mettons en route au moment où la deuxième sonnerie retentit.
     –Mais avant, on passe à la Spirale, précise-t-il, pour poser nos affaires, se débarbouiller un peu et voir si je ne trouve pas mes plaques.
     –Tu es sûr ? grincé-je. Il ne nous reste qu'une heure avant la fermeture des portes, soit deux avant mon couvre feu. Pour une fois qu'on sort, j'aimerais en profiter au maximum...
     –Si tu voyais ta tête, tu ne poserais pas la question, rit-il. Allez, remet ton gant ou tes doigts vont geler.
     C'est vrai qu'avec les heures que j'ai passées à me rouler par terre, je ne dois pas avoir fière allure. Mouchée, je n'ai donc pas d'autre choix que d'obéir. 

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