III

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Profitez de la nouvelle mise à jour de Buddy V.2.2 : Life is easy ! Buddy a encore fait de nombreux progrès en matière de propositions pour combler au mieux vos attentes. A présent, vous pouvez le laisser remplir lui-même vos centres d'intérêt et besoins routiniers pour qu'il affine ses propositions et ses initiatives ! L'option ne vous intéresse pas ? Demandez à Buddy de désactiver « life is easy ».

*

— Buddy, tu peux me commander un Uber ?

— Aye cap'taine !

— Je t'ai dit d'arrêter avec Aye cap'taine.

— D'accord Sarah. « Aye cap'taine » sera supprimé des déclarations enthousiastes.

J'ai l'estomac qui fait du bruit et les jambes qui ne répondent pas correctement. Combien de verres ? Trop. Je vais le payer demain. Gia m'observe, amusée, et me répond que j'ai les « petits yeux » quand je lui demande ce qui la fait rire. Naturellement, je bute sur les mots, et faire une phrase sujet verbe complément nécessite bien plus d'efforts que d'habitude.

Rondard me dit « ça va ? », j'acquiesce mais j'ai peur de vomir dans le Uber. Il me demande jusqu'où je vais, je lui réponds « Gentilly ».

— C'est sur ma route. On peut partager la course ?

Je n'y vois pas d'inconvénient. Je ne réagis pas quand Camille et Eloise s'exclament en chœur « ouh ! Ils vont partager un Uber ». Je ne réagis à rien, en fait. J'ai juste envie de rentrer chez moi. Dans la voiture, il règne une chaleur infernale. Conjuguée à la conduite sportive du chauffeur, je me sens mal deux minutes plus tard, je descends la vitre.

— Votre compagne va bien ?

Connard. D'un, je ne suis pas sa compagne, de deux, tu peux t'adresser à moi directement plutôt qu'au mec. Je demande à passer devant. Mes yeux butent sur les lampadaires aux lueurs molles.

Je dois m'être assoupie.

Je frissonne. Rondard me secoue l'épaule, me demande si c'est là que j'habite. On s'est arrêté. Je ne reconnais même pas l'endroit où on se trouve. Ah si.

— Je vais t'aider à descendre, me dit Rondard.

Il ouvre la portière, me prend par le bras. Me raccompagne jusque devant la porte de mon appartement, je crois.

Je tends la main pour éteindre la lumière.

M'endors.

— Buddy ?

— Oui Sarah ?

— Il est quelle heure ?

— Onze heure trente.

Je suis transpirante. La couverture moite colle à mon corps, j'aimerais m'en débarrasser, mais paradoxalement, j'ai froid. Une sensation désagréable, mélange de frissons et d'engourdissement irradie mes jambes, mes bras, ma nuque. Je me redresse et ma boite crânienne se venge aussitôt. Je tends le bras, récupère ma bouteille d'eau et la vide en une fois. Mon ventre gargouille. Je dois avoir la grippe.

La grippe. Elle est bonne. Plutôt une gueule de bois tout ce qu'il y a de plus classique, ma pauvre fille. A quoi t'attendais-tu, remarque ? Je me lève, la nausée au bord des lèvres, me maudissant d'avoir abusé à ce point, hier soir. J'ignore quoi, entre les regrets et l'alcool, me serre le plus l'estomac. Je voulais rayonner, j'ai été pitoyable, à tous les coups.

— Buddy ?

— Oui sarah ?

Tu peux me refaire la soirée à partir d'une heure du matin ?...

— Non, rien. Faut que je mange un truc.

Je me force à avaler un smoothie-bowl, mais m'interromps au bout de deux cuillers. Mon ventre m'indique que ça ne passera pas si j'insiste. Le petit pode blanc volète au-dessus de la table de cuisine, puis stoppe sa course en lévitant au niveau de mes yeux.

— Sarah, connais-tu le programme « miracle morning » concocté par la coach Jessie Kay ? Il comprend un régime alimentaire équilibré ainsi qu'une routine physique matinale. Idéal pour une période detox, et d'excellentes performances le long de la journée ! L'abonnement est de trente euros par mois...

— Je dois comprendre quoi, là Buddy ? Je n'ai jamais coché ça.

— Désires-tu ne plus recevoir de propositions de ...

— Non, non, ça va. Rappelle-le-moi demain.

Une subite bouffée d'angoisse m'envahit. Je pose la cuiller, regarde par la fenêtre, me sens encore plus nauséeuse qu'avant. Je tremble. Hier... Rondard... nous avions partagé la course en Uber. Mais après ?

— Buddy, Rondard est rentré ici, hier ?

La latence de réponse du Buddy m'insupporte. Je retiens mon souffle, ai l'impression que la bile remonte dans mon œsophage.

— Oui, Sarah.

Je prends ma tête dans mes mains. Quelle conne je fais. Mon dernier souvenir date de la course en Uber. Après, c'est le blackout.

— Buddy ?

— Oui sarah ?

— Est-ce que tu peux me repasser la vidéo de ce qui s'est passé quand je suis rentrée avec Rondard ?

— Selon les nouvelles conditions d'utilisation de Buddy par Promise concernant le respect de la vie privée, il est nécessaire que tu répondes à ces questions pour confirmer tes droits.

Mon cœur tape jusque dans mon crâne et j'ai l'impression qu'un voile recouvre mes yeux. Je ne me sens pas bien. Pas bien.

— Oui, vas-y.

— Ton nom, prénom.

— Guillerme, Sarah.

— Ta date de naissance.

— Sept octobre deux-mille deux.

— Ton mot de passe.

— Julianne, Zero zept, dix.

L'orifice à projection du pode apparait à son sommet. Puis l'image se forme. Rondard passe la porte d'entrée, puis m'aide à marcher. Je titube comme une putain de poivrote. Il m'emmène jusqu'à la chambre. « Hé, tu peux être un peu plus stable s'il te plait ? ». Mon moi d'hier rigole.
A travers l'écran, je réalise à peine qu'il s'agit bien de moi. Je fais de la peine à voir. Les regrets m'assaillent puissance mille. Je me trouve détestable. Laisser rentrer Rondard chez moi... quelle conne.

La caméra du pode nous suit dans la chambre. Je m'allonge sur le lit, continue de rire. Et voilà. Je découvre horrifiée mon moi d'hier qui retire sa veste, puis se contorsionne pour ôter sa robe en pouffant. Rondard reste immobile, face à moi en soutif qui me glisse maladroitement sous les couvertures.
Pourquoi reste-t-il immobile ? Je voudrais tellement le voir de face, découvrir à quoi il pense à cet instant. Lui a aussi bu, mais moins, beaucoup moins. Je prie pour qu'il tourne les talons, quitte ma chambre, mon appartement. Qu'il s'en aille. Pitié, qu'il s'en aille.

Il s'allonge sur le lit, retire la couverture.

Je me plie en deux et vomis sur la table de la cuisine. Je veux me lever, m'éloigner de la projection, mes jambes flageolantes ne parviennent pas à soutenir mon poids, et je tombe sur le carrelage de la cuisine.

Je me recroqueville et éclate en larmes.

Sous les gémissements que le hautparleur crache, je respire à peine. Je m'affole alors, suffoque. J'ai l'impression de mourir comme une loque sur le sol froid. J'implore :

— Arrête... arrête... Buddy, arrête.

Une seconde plus tard, Buddy répond :

— Aye, Cap'taine !

Life is easyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant