In My Eyes

- Sa présence -

Comme tous les soirs, Sassy me guide à travers les rues sombres de la capitale. Des petites rues avec peu de passages. Elles pourraient presque paraitre désertes pour des personnes non averties. Pourtant elles étaient plus qu'animées. Une animation malsaine et puante.

Ça fait plusieurs années maintenant que je traverse ses rues. Leurs habitants me connaissent. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'ils m'apprécient, mais tout du moins, ils me tolèrent. En réalité, la plupart m'ignorent, me considérant comme une ombre insignifiante. D'autres me saluent, me demandent comment je vais, si j'ai besoin d'aide. Certains vont même jusqu'à faire un petit bout du trajet avec moi, me racontant leur journée insipide. Mais aucun ne s'est jamais plaint de la vie misérable qu'ils mènent. Ils préféraient me plaindre moi. Je les entendais, chuchoter sur mon passage. Mais je ne disais rien. Et dans le fond, je préférais mille fois ma vie à la leur.

Après une vingtaine de minutes de marche, j'arrive sur le boulevard beaucoup plus animé. C'était un quartier jeune et vivant. Un de ces quartiers à la mode, où le temps semble être arrêté. Les jeunes y viennent pour oublier le monde dans lequel ils vivent, et font toutes les conneries possibles pour avoir l'impression de s'amuser. Pour se sentir vivant, le temps d'une soirée.

Sassy me guide jusqu'à une petite entrée dissimulée à côté d'un des bars lounges le plus prisé de la capitale. L'entrée des artistes, soit disant. En réalité, c'était seulement l'entrée de service, pour les employés du bar.

A peine j'avais placé ma main sur le métal froid de la poignée que les odeurs de tabac et d'alcool emportaient mes narines. Alors qu'au début elles me rebutaient, c'était devenu une odeur familière, presque agréable. J'entrais dans ce petit couloir que je connais par cœur, et me dirige jusqu'à la loge des employés. Comme toujours, personne n'y était. J'ouvre rapidement mon casier et enfile le costume qui s'y trouve. Comme toujours.

Pendant ce temps, Sassy était allé prévenir de mon arrivée, et à peine ai-je terminé de boutonner ma chemise, que des bruits de pas se font entendre de plus en plus proches.

« Salut Yoon ! Bonne journée ?

- Comme d'hab. Et toi ?

- Epuisante ! Tu as remarqué, je t'ai pris un nouveau costume !

- Il me semblait bien que le tissu était moins souple... Est-ce qu'il me va bien ?

- Magnifique, comme toujours ! Par contre, tu devrais prendre rendez-vous chez le coiffeur, tes racines commencent à se voir.

- Ok, je le ferai, merci Jin.

- Pas de soucis ! »

Je le senti s'approcher de moi et remettre correctement mon col de chemise. Une fois cela fait, il arrangea quelque peu mes cheveux et m'accompagna jusqu'à la salle principale. La musique jazz qui s'entendait depuis l'extérieur était maintenant mélangée au bruit des discussions animées des clients, et de leurs verres rencontrant les tables en bois. Une ambiance chaleureuse se dégageait du lieu. Ici se retrouvait une grande partie des jeunes de la classe aisée. Ils venaient pour boire des alcools ou des cocktails de qualités, et bien souvent hors de prix. C'était un endroit où on venait pour se donner un genre, pour frimer devant ses amis ou ses conquêtes. Alors la grande majorité des clients avaient un comportement irréprochable, et l'ambiance restait toujours relativement calme et agréable.

Jin m'accompagna au bar où il me fit servir un cocktail, en attendant l'heure d'entrer en scène. Il est le gérant du bar. Il est très apprécié par tous ses employés. La plupart lui doivent beaucoup. Sans lui, ils seraient surement à la rue, ou à trimer pour un salaire de misère. Mais Jin a un grand cœur, et il aime aider un maximum de ses congénères. C'est un homme et un ami fabuleux.

« Ça va bientôt être l'heure Yoon ! Sassy t'attend déjà à sa place, tu veux que je t'aide à la rejoindre ?

- S'il te plait. »

Jin attrape délicatement mon bras, et me guide jusqu'à la petite scène. Sans qu'il n'ait à me le dire, je grimpe la marche, et prends immédiatement place derrière le piano. La présence de Jin s'efface, son aide n'étant plus nécessaire. Je pose délicatement mes doigts contre les touches lisses, et me laisse transporter dans un autre monde. Une douce musique m'accompagne, guidant mes doigts au grès de ses envies. A chaque fois que je joue, c'est la même émotion. J'entends souvent dire que je suis un musicien extraordinaire, que je crée des mélodies divines. Mais c'est faux. Je ne crée rien du tout. Je ne suis qu'un instrument, manipulé par la Musique. Elle guide d'elle-même mes membres, m'utilisant pour se faire entendre au monde. Elle m'enferme dans une bulle, m'isolant des autres humains, dans le but unique de jouer de mon corps selon son bon vouloir. Elle est une amante délicate, mais qui m'utilise à sa guise.

Comme tous les soirs depuis plusieurs mois, ma petite bulle accueille, malgré elle, un intrus. Une présence non désirée. Une perturbation de plus en plus indiscrète. Dans les premiers temps, cette présence était vague. Juste en surface de ma bulle. Puis un jour, elle l'a pénétré. Elle m'était alors devenue répulsive. La Musique en était troublée. Elle sonnait différemment, comme légèrement assourdie. Un jour, j'ai compris que cet intrus avait osé s'appuyer sur le piano, modifiant sa sonorité. Cette modification presque imperceptible était pourtant indéniable. J'aurais voulu hurler sur cette présence osant violer mon monde, mais ça aurait été reprendre le contrôle de mon corps, et ça, la Musique ne me le permettait pas. Alors je supportais sans broncher cette présence trop intrusive, qui disparaissait quelques minutes avant l'heure où ma bulle se devait d'exploser.

Après plusieurs semaines de ce petit manège, cette présence s'est faite plus appréciable. Finalement, elle ne me dérangeait en rien. La Musique avait appris à apprivoiser les nouvelles sonorités produites par le piano, et en faisait des mélodies d'autant plus chantantes. Elle semblait presque heureuse de pouvoir inviter quelqu'un d'autre à entrer dans ma bulle. Je ne m'y étais jamais senti seul, mais depuis que cette présence y a pris ses marques, je m'y sens encore plus heureux. J'ai hâte quelle me rejoigne, et j'ai de la peine lorsqu'elle me quitte.

Je suis heureux de vivre la Musique avec quelqu'un d'autre. Avec cette présence ayant forcé ma bulle. Mon admirateur secret.