PREMIER CHAPITRE, ou juste le début (du début)

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Il y avait une époque où ma mère me déposait en voiture. Moi et la fratrie entière. Alphonse, Albertine, Aline et Alvina, dans la voiture, place arrière. Je vous raconte pas la fierté de ma mère à nous avoir tous trouver des prénoms en Al. Son sourire se fait plus grand à chaque fois qu'elle nous présente à quelqu'un.

— Albertine, l'ainée. Elle passe le bac cette année d'ailleurs, pas vrai ma chérie ? Et puis Alphonse, mon seul fils, Aline, ma boucle d'or et Alvina, ma petite dernière. Elle a encore du chocolat sur le visage.

Des fois, on venait me voir en me demandant si j'étais vraiment leur frère parce que j'avais pas les fossettes qui se creusaient dans leurs joues dodues. J'étais tenté de leur dire qu'ils étaient abrutis parce qu'ils ne m'avaient jamais vu sourire, et qu'on a des fossettes que quand on sourit. À la place, je fronce les sourcils, et ils partent.

Les trajets à l'école étaient toujours plus violents qu'une guerre des tranchées. Albertine étant l'aînée, elle était la seule à prendre la place de devant. Je finissais au milieu de Aline et Alvina. Mon quotidien se résumait aux disputes et aux coups de gueule entre Albertine et ma mère, et alors qu'elles se jetaient à la figure des conneries du genre "de toute manière tu me soutiens jamais !" et "tu ne fais jamais d'efforts !" ou "tu me fais jamais confiance !" et autres reproches inutiles, Alvina pleurait (tout le temps) et Aline était la seule qui n'avait pas la bouche ouverte. Elle avait toujours un truc dans les mains, que ce soit un ballon ou un bout de bois. Et quand elle avait une pulsion meurtrière, elle l'écoutait. Et diable sait qu'elle en avait souvent, avec toutes ces engueulades dans la voiture. La technique des écouteurs, elle ne marchait pas.

Et voilà que ce matin, alors que les maths occupent la première heure de la journée, les couloirs sont remplis de gosses qui piaillent. Un amas de bactéries les unes sur les autres, le bruit en plus. "T'as révisé pour le contrôle de maths ?" Voilà la phrase que j'entends depuis cinq bonnes minutes. Non-stop. Des abrutis qui parlent alors qu'ils n'ont rien d'intéressant à dire.

D'ailleurs, l'abruti le plus bridé de la planète se dirige vers moi en ce moment, un sourire trop faux sur les lèvres et les prunelles encore plus indiscernables que d'habitude. Jian, élève de seconde avec qui je partage trop de fois mon argent, se plante devant moi comme si j'étais sa mère et qu'il allait me demander quelque chose. Enfin, vu la tronche de son propre fils, sa mère a dû fuir le cottage familial et se tape surement un blanc du voisinage riche de la ville, donc ouais, le gosse me prend surement pour sa maman.

Des fois j'ai l'impression que je devrais arrêter de penser des choses aussi horribles. Mais je continue, c'est mon essence.

— Eh, Alphonse, t'as pas du déodorant ?

Ah, une autre chose sur Jian. Il est toujours en train de courir. De sauter. De suer. Il participe à six clubs sportifs en dehors des cours et ce bâtard trouve quand même pour se branler cinq fois par semaine. "T'as révisé le contrôle de maths ?" Je me retourne et grince des dents en voyant deux filles s'éloigner lorsqu'elles croisent mes yeux. Ouais. Vos gueules.

Alors que les cours n'ont même pas commencé et qu'on est en hiver, Jian su. Il dégouline. Je ne sais toujours pas comment il fait. Je sors le déodorant de mon sac, en prenant soin de lever longtemps les yeux au ciel et de soupirer très fort.

— Tu me le rendras, lui dis-je sans lui passer tout de suite, ça marche très bien comme spray-à-abrutis.

— Nimporte quoi, répond-t-il comme un esclave ayant désespérement besoin d'un bout de pain.

Alors j'arme mon poignet, et appuie sur le haut du déo. Un psscht sors, accompagné du hoquet de surprise de Jian qui fait trois pas en arrière en se couvrant le visage. J'hausse les épaules, en rajoutant :

— Tu vois, ça marche.

— Haaaaaan mais t'es ouf il aurait pu finir AVEUGLE !

La voix nasillarde qui vient de perturber le monde du son n'appartient à personne d'autre que Mumu. Il suffit de voir comment il s'appelle pour comprendre qu'il a un cerveau vraiment très mou. Il s'approche de nous, sa tignasse aussi instable qu'une gelée à la framboise. Quand Mumu cours, son sac rebondit de droite à gauche sur ses épaules. On dirait un sixième en retard à sa première leçon de l'année. En plus de ses airs de gosses innocent, Mumu a un bras dans le plâtre. C'est de ma faute. Mais ça, c'est encore une autre histoire.

Je retire mes lunettes, fais semblant d'avoir quelque chose à faire alors que Mumu s'excite autour de Jian. Plusieurs filles passent, et quand je les entends demander "t'as révisé pour le contrôle ?" je pète un cable.

— Je jure sur la tête de vos mamans que si y'en a encore une qui pose cette question je vous brûle.

Elles se taisent et me regardent avec de grands yeux inquiets. L'une d'entre elles, ses cheveux coupés juste au dessus de ses épaules, coince ses paupières dans des jumelles et se met à marcher en arrière, ses binoculaires braquées sur moi. Je me détourne. Les abrutis ne savent vraiment plus quoi faire pour avoir l'air encore plus abrutis.

Et plus loin, encore en train d'essayer de se souvenir de la combinaison de son casier, se planque la tronche de grenade mûre à point de JB. Jean-Benoit, si vous préférez. La seule chose qui change dans sa tenue de tout les jours, c'est la teinte de bleu des polos qu'il met. À croire qu'il se pointe au même magasin dès qu'ils sortent un nouveau type de bleu, et qu'il n'achète que ce haut là. Minable.

Alors que mes soixante-dix dernières secondes de liberté se dépêchent de me glisser entre les doigts, je m'engouffre dans la salle où grouillent les vingt-neuf cafards avec qui je partage mon quotidien. Les premiers rangs sont déjà occupés par la plupart des élèves, qui, décidement, pense que leur futur dépend du résultat d'une équation du second degré. Les gens pensent vraiment aller loin dans la vie avec des chiffres. Abrutis.

Je m'assois, épuisé par la simple respiration des autres adolescents de mon âge. Une masse s'écroule sur la chaise à côté du miens, et je reconnais les longs bras de J-B.

— Lut'. T'as révisé le contrôle de maths ?

Je vous jure. Les gens sont une putain de tumeur.

Les abeilles n'ont pas d'oreillesWhere stories live. Discover now