L'ALECTON (partie 5)

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J'ignore pourquoi je lui ai dit mon vrai nom. Je ne l'ai dit à personne depuis plus de trente ans. Et bizarrement, j'en éprouve une sensation proche du soulagement.

« Enchanté. Moi c'est Primeur. Auguste Primeur. Quatre-vingt-sept ans au bas mot. Qu'est-ce que vous faisiez, dans la vie ? »

Il pose la question au passé. À plus d'un titre, il a raison. Et je ne sais pas quoi répondre.

« Rien de bien palpitant. Je faisais visiter des grottes. Avant ça, j'ai tenu une petite bouquinerie. C'est à peu près tout.

— Et si c'était à refaire ?

— Bonne question. Je referais la même chose, je crois. C'était plutôt bien. »

Je mens. Je lui ai déjà donné mon vrai nom, je ne vais quand même pas lui livrer tous mes secrets juste parce qu'il a une bonne tête.

« On ne peut plus d'accord ! Moi, vous voyez, j'avais un métier à risque. J'avais besoin du frisson de l'interdit, du qui-vive perpétuel, c'était ça qui me donnait le goût de me lever le matin. Non, ce n'était pas ça qui me chagrinait, ça, je n'y ai pas touché...

— Vous faisiez quoi ?

— Faussaire. Oh, rassurez-vous, il ne s'agissait pas de fausse monnaie, quoique, j'aurais pu, aussi. Non, ma spécialité, c'était la falsification de documents plus ou moins officiels, fabrication de journaux factices pour canulars, ce genre de choses. On avait du plaisir, si vous saviez ! Naturellement, je faisais ça sous un nom d'emprunt. J'avais un petit atelier d'imprimerie à Trévandes, qui me servait de façade... vous êtes déjà passé par Trévandes ? »

J'avoue que non. La ville est célèbre pour ses activités maritimes et balnéaires, mais l'exil ne m'a jamais permis d'y mettre les pieds.

« Ah, vous avez raté quelque chose, Lucien. Les plages sont charmantes. Et il y a aussi l'ancienne église sur la dune, une vraie perle... ça aussi, ça vaut le détour... deux ou trois fois l'an, la marée monte jusque sur la dune, et inonde l'église... oh oui, c'est quelque chose à voir... »

Les bâillements se font plus fréquents, d'un côté comme de l'autre. Ce n'est pas sa conversation qui me fatigue – plus maintenant, du moins, non – je commence même à la trouver agréable. C'est peut-être la sensation de mouvement, alliée à la chaleur ambiante, qui nous berce et nous terrasse peu à peu.

Bientôt, Auguste tombe comme une masse. Je jette un coup d'œil par la fenêtre pour voir où nous en sommes.

Le train a pris de l'altitude, et semble encore virer de bord. À notre droite, une cinquantaine de mètres plus bas, il y a le Château en modèle réduit. Et en dépit du caractère éminemment saugrenu de tout ce qui vient de m'arriver, je ne suis pas fâché de le quitter. Je me sens bien, ici, au chaud, en sécurité, loin de ces maudits balayeurs toujours prêts à me sucer la moelle, acharnés à me dévorer de l'intérieur. Je ne sais pas pour combien de temps je m'en vais, mais la seule idée de leur fausser compagnie un moment m'emplit d'une allégresse dont j'avais oublié la saveur.

Un instant, avant de sombrer à mon tour, j'entends comme un choc sourd dans les parois du compartiment, très vite couvert par le vrombissement du moteur. Probablement un objet qui claque sur le toit.

Je me demande ce que penseront les autres quand ils s'apercevront de ma disparition, demain matin.

Puis c'est le noir.

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AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant