L'ALECTON (partie 1)

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« Un train, hein ? Et pourquoi un train ? Pourquoi pas un avion ? On n'a pas de voie ferrée, dans le coin !

— J'en sais rien, René, c'est ce qu'elle a dit, c'est tout.

— Et où est-ce qu'il va, déjà ?

— N'importe où, un peu partout, elle a pas donné de détails, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Laisse tomber, je fais des rêves bizarres, en ce moment.

— Mouais. Tu pourrais les faire un peu plus précis, quand même. Moi, les miens, ils sont précis. »

Je n'aurais pas dû lui en parler. Maintenant, plus moyen de changer de sujet : il va me faire subir un interrogatoire en règle. L'excuse piteuse du rêve n'y fera rien, il n'en démordra pas. Et dire qu'on aurait pu passer une soirée joyeusement insipide à végéter devant la télé, sans dire un mot, à se laisser lentement sombrer dans ce délicieux engourdissement général des membres qui précède le sommeil des vieux.

« Il y a deux nuits de ça, par exemple, j'ai encore rêvé de mes dents. Je me réveille le matin, je passe ma langue sur mes gencives, et... et elles sont là. Elles sont revenues. Je me redresse dans mon lit et je vois mon dentier sur ma table de chevet. Pour la première fois depuis je ne sais plus quand, je n'en ai plus besoin pour sourire. Le médecin vient me voir pour la visite du matin, je lui montre mes dents, et il dit que c'est très bien. Ça ne l'étonne pas. Il dit que ça arrive quelquefois, passé un certain âge, qu'elles repoussent. Il me tape sur l'épaule et me félicite. Le midi, on me sert une belle côte de bœuf, une comme je n'en ai pas mangé depuis trente ans, et c'est bon, Lucien, c'est tellement bon !

— C'est curieux. J'aurais plutôt pensé que tu rêverais de tes jambes, non ?

— J'en rêvais, avant. Maintenant, c'est les dents. Va savoir. Il y en a bien qui rêvent de sorcières fumeuses et de trains fantômes. Au fait, t'es sûr que c'était un rêve, ton histoire ? C'était pas encore un coup des autres ?

— Non, non, il n'y en avait aucun dans les parages. C'était cette nuit, je dormais, j'en suis certain. Oublie ça, c'est pas bien grave. »

Il n'y a qu'une télévision dans tout le Château, et ils nous l'ont mise dans ce grand salon glacial. Presque aussi vaste que la bibliothèque, mais sans les étagères pour faire barrage aux courants d'air. C'est à se demander si on ne serait pas mieux dehors, tout compte fait, pour admirer ces fameuses étoiles filantes. La version petit écran, dans ces conditions, n'est pas tellement plus confortable. Pourtant, nous resterons là le plus longtemps possible, jusqu'à crouler de sommeil, parce que tant qu'on est deux, les balayeurs ne se montrent pas. Ils n'attaquent que lorsqu'on est seul. Dès que nous aurons regagné nos chambres respectives, nous serons à terrain découvert. Malheureusement, à le voir piquer du nez comme il le fait, on se doute bien que René ne fera pas long feu, ce soir.

« C'est sacrément dommage, quand on y pense, poursuit-il en se passant la langue sur les gencives, l'air absent. Quand on est gosse, on a droit à des dents de lait. Un jour elles tombent, et on en a d'autres qui repoussent à leur place. Pourquoi ça ne marche que pour les dents ? On devrait avoir aussi, je sais pas, moi, des bras de lait, par exemple... des jambes, des yeux, un cerveau, un cœur de lait, peut-être, qu'on remplacerait quand ils seraient usés... les dents devraient pas être les seules à avoir une seconde chance... »

Quand il se met à délirer comme ça, c'est qu'il est mûr pour l'édredon. Et moi aussi, sans doute, parce que ses mots suscitent en moi d'étranges résonances...

« Alors, les garçons, on est trop frileux pour mettre le nez dehors ? »

C'est Esther qui vient d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Vu l'épaisseur de ce qu'elle a sur le dos, on a bien fait de ne pas sortir. Franchement, je l'admire. Passé onze heures du soir et à cette altitude, une telle témérité chez une octogénaire relève de l'exploit.

« Vous ratez quelque chose, vous savez. C'est un vrai feu d'artifice, là-haut. On n'a pas vu ça depuis des années, et on ne le reverra pas de sitôt, non plus !

— Merci infiniment Esther, on a tout vu à la télé. En plus, il y a des spécialistes qui nous expliquent tout ce qu'on a besoin de comprendre. Et vous, où vous étiez passée, cet après-midi ? On vous a cherchée partout.

— J'étais partie faire un tour du côté de l'aile est, quand l'averse m'a surprise. Je me suis mise à l'abri sous un porche et j'ai attendu que ça passe. Quel déluge, tout de même ! »

Elle a le culot de faire l'innocente. Bien sûr, elle ne va pas m'avouer de but en blanc qu'elle était venue m'espionner. Je me demande ce qu'elle a vu, au juste. J'aimerais que René me soutienne, qu'il dise quelque chose pour m'aider à la chasser.

« Vous voulez bien me ramener dans ma chambre, Esther ? », lui demande-t-il tout à coup d'une voix inhabituellement fluette. Il est encore plus fatigué que je ne le pensais.

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant