LA VISITEUSE DU SOIR (partie 2)

75 23 33
                                    


J'ai beau me creuser la cervelle, je ne comprends toujours pas ce qui a pu me fasciner à ce point chez Cécile Fayel. Je crois que je ne le comprendrai jamais. Il devait y avoir quelque chose qui ne tournait pas rond, chez moi, à l'époque : tous les jeunes garçons sont amoureux lorsqu'ils ont dix-sept ans, mais la plupart d'entre eux changent d'objet sans grande difficulté au bout de quelques mois. Rares sont ceux qui n'arrivent pas à se défaire de leur première lubie. Ceux-là sont une espèce maudite. Il doit exister pour eux un nom que j'ignore.

Ils s'est écoulé plus de soixante ans depuis lors, et Cécile revient encore m'irriter les yeux, Cécile telle qu'elle était en ce temps-là (à quoi peut-elle bien ressembler aujourd'hui ?), Cécile avec qui je n'ai jamais rien vécu, Cécile qui m'a préféré ce grand escogriffe d'Alexandre, et m'a probablement bien vite oublié... Quand j'y repense, tout me semble tourner autour d'une seule scène, ce jour fatal où nous sommes allés tous ensemble à la fête foraine, et où j'aurais dû l'accompagner à bord de ce grand huit, dont elle disait avoir peur. Je n'en ai pas eu le cran. C'est complètement idiot, mais il arrive quelquefois que notre existence toute entière se trouve suspendue à un choix en apparence dérisoire, et sur le moment, on se dit qu'on peut bien différer un peu, laisser passer sa chance cette fois-ci, qu'on aura, tôt ou tard, une occasion de se rattraper. Puis il s'avère que la chance qu'on a laissé passer était la seule, et que le châtiment qui nous attend, pour n'avoir pas su la reconnaître, c'est de ne jamais, jamais en avoir une autre. C'est lorsqu'on se rend compte de ce genre de chose que l'on commence à vieillir.

Aujourd'hui encore, je me demande ce qu'aurait été ma vie si nous étions montés ensemble à bord de ce manège. Ou si Alexandre Envernon n'avait pas été là. Alexandre... Alexandre... il était tout naturel qu'elle s'intéresse à lui, évidemment... séduisant, ombrageux, tourmenté (du moins, il s'en donnait l'air)... ses longs cheveux noirs et rageusement bouclés affirmaient toute la force de caractère et la personnalité que je n'avais pas. Capricieux, poète, passionné, méprisant, avec son physique ravageur, celui-là pouvait tout se permettre. Comme elle était elle-même impétueuse, rêveuse et sensuelle (du moins, elle en avait l'air), je suppose qu'il devait fatalement se créer entre eux ce qu'on appelle des affinités électives, une espèce d'alchimie contre laquelle je ne pouvais pas lutter, et que je n'ai jamais connue pour mon propre compte, d'ailleurs. J'aurais dû en faire mon deuil et passer à autre chose, comme le font tous les adolescents normalement constitués. Mais chez moi, la rancœur s'est progressivement changée en haine, et la haine en une variété d'amertume tenace, qui n'a fait que s'endurcir ces dernières années, alors même que j'atteins l'âge où l'on est censé enfin lâcher prise sur le monde. Sans doute une sorte de handicap émotionnel.

Au fond, quand on est jeune, il est bon d'avoir un ennemi. Ce sera le plus souvent quelque rival amoureux, ou quelque jaloux de fond de classe, qu'importe : nourrir et entretenir cette inimitié vous aide à mieux vous comprendre vous-même, à découvrir qui vous êtes vraiment. Mais cela ne doit durer qu'un temps. Si la situation se prolonge anormalement – par exemple quand vous n'avez plus entendu parler de votre « ennemi » depuis plus de cinquante ans – vous vous transformez peu à peu en vieil ogre rabougri, et les ennemis – les vrais – qui vous attendent en bout de course traversent les murs et vous démembrent de l'intérieur.

Assis dans le grand fauteuil près de la fenêtre, je pose mon Gilles Berne et je sors le petit carnet que j'ai trouvé dans l'aile ouest avant-hier. Tandis que je le feuillette, mes yeux se ferment doucement, presque en catimini. Il m'est arrivé plus d'une fois de m'assoupir des heures entières dans cette pièce, un livre sur les genoux. J'aimerais bien partir comme ça.

« T'as rien à regretter, au moins », m'a dit René l'autre jour. « Si t'avais été avec elle, elle t'en aurait sûrement fait voir, et vu ton caractère de chien, ça aurait pas duré bien longtemps. C'est aussi bien qu'elle soit partie avec un autre, en fin de compte, crois-moi. »

Je voudrais bien.

« Moi, avec les femmes, ça s'est jamais bien terminé. Mais je m'en accommode, maintenant. Y a eu de bons moments aussi, d'ailleurs. C'est juste qu'à partir du moment où ça se termine, ça peut pas se terminer bien. Ce qui serait bien, ce serait précisément que ça ne se termine pas. Non, la seule chose que je regrette, moi, c'est mes jambes. Héhé ! Saloperie ! »

À mesure que la journée passe, les nuages s'amoncellent, et le ciel s'assombrit sur les montagnes. Vers le milieu de l'après-midi, on commence à entendre le vent souffler dans les volets. Avec l'orage qui se prépare, Esther aura bien de la chance si elle aperçoit ne serait-ce que le reflet d'une étoile. Comme je regarde le voile d'encre qui se répand lentement sur l'horizon, il me semble que toute ma vie se résume à cette seule image : Cécile, Cécile qui seule se diffuse et s'incruste dans les moindres recoins de ma pensée, qui meuble et tapisse entièrement les mornes intérieurs de mon existence, oblitérant petit à petit tout ce qui n'est pas elle. Même les quelques aventurettes que j'ai eues plus tard, lorsque entraient dans ma librairie des lectrices en quête de quelque frisson à peu de frais, même ces romances de deux à trois semaines avec des femmes sorties de nulle part finissaient par me ramener à elle. Chacune de celles qui ont passé ma porte, faisant tinter la clochette dans l'entrée, pour m'accorder des faveurs temporaires, chacune avait à mes yeux un petit quelque chose de Cécile. Rien de bien sérieux, en définitive : la plupart d'entre elles cherchaient surtout à se consoler de quelque revers ou catastrophe personnelle, décès d'un parent proche ou d'un ami, départ d'un amant... Je les aidais à surmonter ces écueils, et aussitôt remises sur pied, elles changeaient de libraire. Je ne dirai pas que cela m'était égal, non : certaines de ces ruptures précipitées m'ont fait de la peine, aussi brèves qu'aient été ces idylles. Le fait est que, durant toutes ces années, je n'attendais qu'une chose, sans me l'avouer : entendre tinter la clochette et la voir, elle, sur le seuil de ma boutique, la voir se jeter dans mes bras et l'entendre m'assurer qu'elle avait quitté Alexandre une fois pour toutes, qu'ils avaient eu de terribles disputes, et qu'elle s'était enfin rendu compte que moi, moi seul, j'accepterais tout d'elle et ne lui reprocherais jamais rien.

Je ne suis plus très sûr, avec le recul, que j'en aurais bien été capable, mais toujours est-il que j'en avais l'intime conviction. Naturellement, elle n'est jamais venue. Ce que c'est que d'avoir lu trop de romans bon marché.

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant