L'ALECTON (partie 4)

60 19 49
                                    

Je finis par m'effondrer à côté d'un type à moitié endormi. J'aurais préféré être tout seul, mais mes jambes ne m'ont pas demandé mon avis. Je fais mon possible pour rester discret, mais il finit par se réveiller et me fixer avec le même sourire affable que les autres. Je n'ai plus qu'à espérer qu'il va vite replonger.

« C'est votre premier voyage, hein ? Ne le prenez pas mal, surtout, mais ça se voit un peu... »

Je ferme les yeux. Fort. Il va se fatiguer.

« Je dis ça, c'est parce qu'on sent tout de suite que vous n'êtes pas tout à fait certain de vouloir être là. Que vous n'avez pas entièrement confiance. Et c'est comme ça, quand on ne l'a jamais pris, ce train. Au premier voyage, on se demande pourquoi on est monté, on ne sait même pas vers où on s'embarque, et puis, tous ces vieux, partout, sur les sièges, qui vous vrillent de leurs regards ahuris... »

Quelle lucidité.

« À partir du deuxième voyage, c'est beaucoup plus agréable. On se sent davantage dans son élément, on a les idées plus claires, on connaît la maison. Ce qu'il y a de dur, la première fois, c'est qu'on ne sait pas vraiment où on va. Bien sûr, c'est marqué quelque part là-dedans (il se tapote le crâne), mais on n'arriverait pas à mettre un nom dessus. On pense à tout ce qu'on n'a pas fait, à tout ce qu'on aurait dû faire autrement, et on s'y perd. Difficile de savoir par où commencer, pas vrai ? Heureusement qu'il y a trois voyages. Héhé ! Elle fait bien les choses, la patronne ! Tenez, moi, j'en suis à mon troisième, ça me fait déjà...

— Attendez, vous dites trois ? Pourquoi trois ? »

Et voilà. Je me suis encore laissé avoir.

« Et pourquoi pas quatre, hein ? C'est ce qu'on se dit tous, à un moment, je crois bien. Toutes les bonnes choses ont une fin. C'est déjà beau qu'on ait droit à ces trois chances-là, je crois que c'est ça qu'elle veut, la patronne. Qu'on s'en rende compte.

— Qu'est-ce que vous racontez ? Et puis c'est qui, votre patronne ?

— Haha ! Je me demandais quand vous alliez finir par craquer ! Allez-y, ça soulage de parler, surtout si c'est votre première fois à bord ! »

Il cesse de ricaner et se penche vers moi, l'air confidentiel.

« La patronne... celle qui est venue vous voir...celle qui vous a remis vos billets... »

En prononçant ces mots, il touche du doigt la poche de ma veste, celle où j'ai rangé l'asphodèle.

« Ah oui ? Vous voulez les voir, mes billets ? », réponds-je en fouillant furieusement ladite poche, pour en sortir... deux billets de train.

Des billets de train.

Éberlué, je fouille à nouveau, mais je ne trouve rien d'autre. La fleur a disparu.

« Eh oui, elle vous a eu. Elle vous a fait croire que c'était autre chose, non ? On se fait tous prendre à ce petit jeu. Ce qu'elle nous raconte, on n'y croit jamais, sur le moment, elle le sait bien. Alors, elle triche. Elle sait qu'autrement, on ne les accepterait jamais, ses billets.

— Mais il n'y en a que deux... et vous avez dit trois voyages...

— Vous êtes en train de faire le premier. Vous avez utilisé votre premier billet. Gardez précieusement les deux autres, c'est un conseil d'ami. »

Encore estomaqué, je les remets bien au chaud. D'ailleurs, il règne dans tout le compartiment une chaleur assez douillette. Le bonhomme se tourne vers la fenêtre et décoche à la nuit un bâillement à faire pâlir un tigre.

« Je ne peux pas vous dire où vous allez ce soir. Je n'en ai pas la moindre idée. Il n'y a que vous pour le savoir. Tout ce que je peux vous garantir, c'est que quand vous y serez, vous vous direz que ça valait le détour. »

Il fait une pause, l'air songeur.

« C'est plutôt ça, en fait. Pas un voyage. Un détour. »

Avant même de m'en rendre compte, voilà que je bâille à mon tour. Sans doute par émulation. Je n'ai pas encore refermé la bouche qu'il est déjà reparti :

« Par contre, une fois là-bas, pas moyen de se défiler. On fait ce qu'on a à faire, on a le droit de rester un certain temps, mais quand le délai touche à son terme, le train revient nous chercher. On n'y coupe pas. Il y en a eu quelques-uns pour tenter le diable, c'est sûr, mais le Conducteur finit toujours par les rattraper.

— Le Conducteur ! Elle est bien bonne, celle-là ! Et comment ferait-il pour sortir de sa cabine ? La locomotive n'a pas de porte !

— Oh, il sort, quelquefois, il paraît... on ne sait pas trop à quoi il ressemble, mais on raconte qu'il est énorme, et pas tout à fait humain... personne ne peut dire qui il est, ni pourquoi il fait ça...

— Et la patronne, on peut le dire ? »

Le train tourne, et nous penchons vers la droite. Mon voisin me gratifie d'un sourire indulgent, de ceux qu'on adresse aux gamins qui viennent de poser une question touchante de candeur.

« Vous pouvez l'appeler comme vous voulez. Certains disent Panacée, d'autres disent Asphodèle, ou la Fée Carabosse. Moi, je l'appelle la Fée Jeunesse. »

Il doit se rendre compte que je le prends pour un illuminé, parce qu'il me sourit de plus belle.

« Mais vous, mon cher compagnon de détour, on vous appelle comment ?

— Lucien Agravelle. »

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant