Partie 5 - Le tonnerre

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Il avait mal partout.

Ahanant, le jeune chevalier titubait entre les cadavres innombrables qui jonchaient à présent la plaine humide. De lourds nuages noirs surplombaient toujours le champ de bataille, mais toute forme de pluie ou d'orage avait à présent cessé. Y voir plus clair n'était cependant pas forcément une bonne chose, tant l'atrocité du spectacle pouvait révulser même les estomacs les mieux accrochés.

Le brouhaha infernal s'était lui aussi calmé. Ou plutôt avait-il changé. Rares étaient les cavaliers encore montés, ainsi le bruit des sabots s'était transformé en cliquetis d'armures et en tintements d'épées. De même, l'intensité du combat ayant diminué, le tumulte assourdissant s'était, en quelque sorte, apaisé. Mais la paix, la vraie, était encore bien lointaine.

Sur sa droite, un soldat dont la moitié de l'armure béait l'aperçut, leva haut son épée à deux mains et chargea, zigzaguant de manière incertaine. Le jeune bretteur profita des mouvements hasardeux de son adversaire pour plonger sur le côté et taillader la jambe gauche de son assaillant. Dans un cri de douleur commun, les deux combattants s'abattirent au sol, l'un parce qu'il ne pouvait pas contenir le flot continu de sang qui s'échappait de sa jambe, l'autre parce que sa petite pirouette avait accentué la souffrance qui le tétanisait. Il ignorait combien de ses côtes étaient brisées, mais il avait de plus en plus de mal à bouger.

Depuis qu'il avait ramassé l'épée, il n'avait cessé de se battre pour sa survie. Il essayait de ne jamais tuer gratuitement, mais il ne pouvait ignorer la réalité : tout homme sévèrement blessé sur cette plaine était probablement condamné. Il n'avait tué que ceux qui avaient directement attenté à sa vie, quel que fût leur camp. Malgré le calme relatif qui avait suivi la tempête, la frénésie du combat n'avait pas empêché des frères d'arme de s'entretuer, la plupart des blasons étant souillés de sang ou de boue.

Un hurlement atroce retentit sur sa gauche. Il fit volte-face et vit un homme dont le casque était à moitié brisé ramasser une hache de jet fichée dans le crâne d'un soldat qui convulsait au sol. Au moment où il retira l'arme, un geyser de sang gicla dans toutes les directions et éclaboussa l'armure de l'homme à la hache qui prit une teinte démoniaque. Il aperçut le jeune chevalier qui le regardait et, d'un coup de pied dédaigneux, il balaya le corps agité de spasmes qui lui barrait la route. En quelques secondes à peine, il fut à portée du jeune soldat et lança sa hache d'un geste puissant et précis. Mais sa cible, cette fois, s'y attendait. Le jeune homme s'accroupit rapidement au sol et se jeta sur le côté, la hache sifflant au-dessus de sa tête. Bondissant, il prit son épée à deux mains et la brandit devant lui en rugissant, autant dans une tentative vaine d'effrayer son adversaire que pour supplanter la douleur qui lui traversait la moitié du corps. Au moment de l'impact, il ferma les yeux et sentit un liquide chaud et poisseux se répandre dans les failles de son armure. Lorsqu'il ouvrit de nouveau les paupières, son assaillant gisait sous lui, l'épée ayant perforé sa cotte de maille usée au niveau de l'abdomen.

Il ne pourrait pas tenir ce rythme effréné bien longtemps. Il le savait. Mais il fallait qu'il continue à se battre. Il n'avait pas survécu aussi longtemps pour mourir maintenant, il ne le tolérerait pas. Et pourtant, chaque nouveau corps à corps le laissait avec une blessure de plus, rendant chacun de ses mouvements plus douloureux et augmentant les chances de son prochain adversaire de devenir son bourreau. Plantant son épée dans le sol et s'en servant comme appui, il s'autorisa cinq secondes pour reprendre son souffle. Même respirer le faisait souffrir, une partie de ses côtes ayant été réduites en miettes par les combats à répétition.

Soudain, la terre trembla sous ses pieds. Quelques dizaines de mètres vers l'avant, le tonnerre grondait, se rapprochant un peu plus à chaque seconde. Pourtant, l'orage était passé, les nuages s'étaient maintenant dissipés, ne laissant dans le ciel qu'un écrasant dôme étoilé auquel personne ne prêtait attention. Non, ce tonnerre-là avançait. Et dans sa direction.

Surgissant d'une vague de boue et de sang, ce qui devait être le dernier cavalier encore monté de la bataille lui apparut, galopant à toute vitesse à travers la plaine, décrivant de grands moulinets avec son épée qui tranchait tout ce qui se trouvait à sa portée.

Animé par l'énergie de la peur, le jeune chevalier tenta de courir pour s'enfuir mais ne parvint qu'à trébucher maladroitement, ses bottes s'enfonçant dans la terre molle. Le cavalier, quant à lui, progressait toujours plus rapidement et semblait avoir fait du jeune soldat sa prochaine cible. Le cœur de ce dernier lui martelait la cage thoracique à un rythme plus saccadé encore que celui des sabots du cheval qui lui apportait la mort. D'un geste qui parut agrandir sa silhouette de plusieurs mètres, le cavalier leva haut son épée dans le ciel.

Quand un cor retentit.

Puis, ce fut le silence.

***

En attendant l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant