Partie 3 - L'épée

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Plantée dans le sol fangeux de la plaine martelée des coups de sabots des montures et des chutes mortelles des cavaliers, se tenait fièrement une épée courte dont la garde avait été à demi brisée par le coup qui avait désarmé son malheureux propriétaire. Le jeune chevalier l'avait aperçue alors que lui-même était toujours à quatre pattes dans la boue et le sang, paralysé par l'impact de la masse d'arme qui l'avait envoyé à terre, et par la fatalité qui le submergeait. Mais la vue de cette arme plantée là, attendant que quelqu'un vienne la saisir, avait ravivé une flamme dans son esprit.

Pourquoi se battait-il ? Il était chevalier. Il se battait pour son roi. Un roi bienveillant, sage malgré sa jeunesse, et qui avait tenté de restaurer l'honneur du royaume après les nombreuses défaites et désertions engendrées par les croisades menées par ses aïeux. Bien sûr, cela demandait quelques sacrifices et la paix ne pouvait paradoxalement se gagner qu'en se battant pour elle. Ainsi le jeune roi qu'il avait vu se faire couronner alors que lui-même n'était qu'un enfant rêveur avait eu une violente dispute à ce sujet avec son oncle, seigneur de nombreuses terres au sein du royaume. Ou peut-être était-ce son cousin ? Peu importe, ce genre de détails était réservé aux instruits, à ceux qui assureraient la pérennité de l'histoire de cet honorable royaume. Toujours était-il que ce seigneur avait ensuite fomenté une rébellion et déclaré l'indépendance de ses terres. Les chevaliers de basse naissance n'avaient ainsi reçu qu'un ordre. Celui de protéger le roi contre les armées rebelles. Fort heureusement, le jeune monarque était bien en sécurité derrière les hauts murs de son donjon, où, à une heure aussi tardive de la nuit, était-il sans doute en train de dormir paisiblement, protégé par les lions sculptés sur les colonnes de pierre blanche, rêvant des magnifiques spectacles et jeux auxquels il allait prendre part le lendemain.

Le jeune chevalier frappa le sol de son poing gauche et se redressa. De toutes parts, les cavaliers s'entrechoquaient, les soldats à terre s'entretuaient, et les morts gisaient, mais le rythme de la bataille semblait avoir subtilement ralenti. Plantant un pied dans la terre molle qui le soutenait, il parvint à se mettre debout, bien que penchant dangereusement sur la droite en raison de ses nombreuses côtes brisées. Mais il avait l'impression d'y voir clair à présent, le regard fixé sur cette épée qui lui tendait sa poignée. Les vagues de boue déplacées par les destriers se faisaient moins fréquentes, et être resté immobile quelques minutes lui avait remis les idées en place.

Non, il ne se battait pas pour son roi.

Pourquoi se battait-il ? Il était chevalier. Il était le bouclier qui défendait le peuple contre les ennemis de la nation qui voudraient leur faire du mal, il était l'épée qui pourfendait tous ceux qui venaient bafouer les libertés des terres qu'il protégeait. Pourtant, c'étaient des fermiers de ce même peuple qu'ils avaient pillés la veille sous prétexte qu'ils vivaient sur les terres rebelles. C'étaient des femmes de ce même peuple que certains de ses camarades avaient emmenées avec eux dans une grange et qu'il avait entendues crier pendant de longues heures. Et les chevaliers qu'ils frappaient, tranchaient, tailladaient, étaient issus de ce peuple tout autant qu'eux. Ils avaient un jour prêté les mêmes serments, juré les mêmes mots, s'étaient agenouillés devant la même cour. Où étaient alors les ennemis de la nation qu'il devait repousser pour protéger la liberté de ses concitoyens ? Où se trouvait la justice qu'ils représentaient ?

La pluie aussi semblait s'amoindrir. Peut-être ne la ressentait-il pas de la même manière maintenant que son heaume sur lequel chaque goutte résonnait s'était depuis longtemps envolé. Il parvenait à y voir plus clair dans le tumulte de la bataille, à distinguer chaque soldat, à esquiver les derniers chevaux qui galopaient toujours parmi les morts et les combattants. Fort de cette lucidité, il fit un bond sur le côté pour éviter la charge hasardeuse d'un adversaire d'un âge avancé qui avait lui aussi perdu son casque. Trébuchant, l'homme s'étala de tout son long dans la boue et resta inerte. Il n'avait pas chargé. Il était mort.

En attendant l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant