MYSTÈRES DU CHÂTEAU D'URGIS ( partie 1)

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Sinistre couronne enchâssée au front du Mont Thorne, perdu dans les limbes montagneuses des Congères, notre Château se penche sur le village ensommeillé d'Urgis, à quelque huit cents mètres en contrebas. Converti en maison de repos après la disparition de son propriétaire, il y a une soixantaine d'années, il est aujourd'hui pour l'essentiel à l'abandon. Seule l'aile sud – le bâtiment central – est encore occupée et entretenue, les ailes est et ouest tombant en ruines depuis des décennies.

Les trois bâtiments forment un U autour de la cour intérieure, au milieu de laquelle trône l'ancienne fontaine où nous allons nous asseoir, quand le temps se montre suffisamment clément. Presque entièrement recouverte de mousses et de lichens, polie de fond en comble par plus d'un demi-siècle d'intempéries, elle ne ressemble plus à grand-chose aujourd'hui. Au sommet d'un amas de roches informes censées représenter le rivage d'une île – celle des Solymes, probablement – et qu'arrosaient jadis les jets multiples de la fontaine, se dresse la statue d'un homme vêtu plus ou moins comme un capitaine de marine, le pied gauche avancé sur la crête rocailleuse, appuyant un bras contre son genou surélevé, l'autre main pressée contre sa taille, dans une attitude triomphante. Sous la frange du chapeau, le visage a quasiment disparu : les yeux à demi effacés, le nez réduit à une vague aspérité, les courbes des lèvres émoussées jusqu'à l'imperceptible – on peut dire que le comte d'Urgis a aussi mal vieilli que nous-mêmes.

Octave, dernier comte d'Urgis, méconnaissable dans cette effigie aux traits gommés par l'érosion, et comme plié en deux sous le poids de sa double légende – celle de l'infatigable voyageur, assoiffé d'immortalité, découvreur de la tristement célèbre île des Solymes, et celle de son énigmatique volatilisation, une trentaine d'années plus tard, après une réclusion volontaire prolongée et inexpliquée. Curieuse destinée que celle du comte : mener une vie digne de celles des plus grands héros de Gilles Berne, découvrir une île dont le funeste mirage a engouffré des nations entières dans un conflit carnassier, publier des mémoires dévorées par toute une génération de jeunes enthousiastes, pour finalement s'évaporer sans laisser de traces, en dehors d'un Château délabré et d'une statue défigurée.

J'ai récemment remis la main sur ce fameux livre d'Urgis qui m'a tant fait rêver durant mon adolescence. Curieux destin également, qui me mène à attendre ma fin dans ce qui fut le berceau de l'un des héros de ma jeunesse. Naguère encensé comme bienfaiteur de l'humanité, il est à présent universellement honni comme traître et mythomane, à tel point que personne aujourd'hui ne songe plus à dépoussiérer les rares vestiges de son existence. On ne découvre pas la « Fontaine de Jouvence » sans conséquences.

Il nous est bien entendu interdit de nous aventurer dans les ailes désaffectées du Château, plafonds et escaliers risquant à tout moment de s'écrouler sur nous. Nous sommes censés nous cantonner bien sagement aux quelques salles aménagées et chauffées (enfin, c'est vite dit) de l'aile sud, sans chercher à savoir ce qui se cache dans ces vastes édifices fantômes, parenthèses de pierre creuse qui encadrent notre petite fin de vie tranquille. Difficile toutefois, quand on habite l'ancienne demeure d'un héros longtemps admiré, de ne pas être au moins un peu curieux.

Il y a toujours au fond de nous quelque chose qui veut savoir ce qu'il y a derrière les murs, dans les pièces où nous ne vivons pas.

C'est en règle générale pendant l'heure de la promenade, les après-midi où le soleil vient nous hanter, quand les aides-soignants me croient à la dérive dans le jardin avec les autres, que je me lance dans l'exploration des bâtiments déserts.


Leurs portes sont pratiquement toutes ouvertes, ou brisées. J'entre toujours dans l'aile ouest par le côté qui fait face aux montagnes, car du côté de la cour, on risque d'attirer l'attention d'un surveillant. Argus m'accompagne systématiquement dans mes visites frauduleuses, et je dois dire que sans lui, je n'oserais vraisemblablement pas m'y risquer. On fait de lugubres rencontres, quand on se balade tout seul à quatre-vingts ans au Château d'Urgis.

À travers le jour terni par les carreaux patinés de poussière, nous avançons sur l'immense damier écaillé de ce qui fut, j'imagine, une salle à manger d'apparat. Tables et chaises ont depuis longtemps disparu. Aux murs, de rares buffets vermoulus, oubliés par l'oubli, s'appuient encore, et il semble qu'il suffirait de les toucher du doigt pour qu'ils s'effritent en petits tas de sciure. C'est fou ce qu'on se ressemble. Cette clarté jaunie et léthargique dans laquelle baigne la grande salle momifiée est la seule qui convienne à mes yeux désormais : je la préfère cent fois à la lumière vive qui écrase toutes choses dehors. Au-dessus de nous, d'amples squelettes de lustres menacent éternellement de s'effondrer, et silencieusement nous les bravons, comme les pilleurs de tombes royales défient les anciens souverains et leurs malédictions. Avant de passer dans les autres pièces, je tape trois coups secs sur les dalles du carrelage avec ma canne, pour rappeler à moi Argus qui se disperse. Pas question de pousser plus loin sans mon ange gardien.

Çà et là, au pied d'un escalier, dans le coin d'un salon de lecture, près de la porte d'une antichambre, attendent d'antiques horloges figées. Ce sont là les seules que je tolère : peu de choses en ce monde m'apportent autant de calme et de sérénité que la vue d'une pendule arrêtée. Encore un effet de l'âge, sans doute : je suis entré dans cette sombre saison de la vie où le son tic-tac devient absolument insupportable.

Il n'y en a qu'un que je regrette, c'est celui de la pendule que mon père m'avait fabriquée pour mes huit ans. Le cadre était en osier tressé, et les aiguilles en forme de branches de chêne miniature. On aurait dit qu'elle avait poussé en pleine forêt. Il l'avait accrochée au-dessus de mon lit, le soir de mon anniversaire. Elle s'appelait Comptine. C'était il y a soixante-douze ans. C'était au temps où les pendules avaient encore du temps à m'accorder.

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Where stories live. Discover now