PROLOGUE (extrait des aventures du capitaine Rogovitch)

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Bercé par le sombre tic-tac de l'horloge, les yeux embués par quelque maladif mélange d'ennui et de ressouvenir, le capitaine Rogovitch regardait par la fenêtre la neige tomber sur les toits anguleux du petit hameau où il avait fait retraite. Sur ses épaules moins larges qu'autrefois pesait on ne sait quelle charge invisible qui lui donnait l'allure d'un stylite inexorablement rongé par ses décennies d'ascèse.

Assis derrière lui, de l'autre côté du salon, son vieux comparse Bartolomeo finissait lentement son verre d'absinthe, embarrassé, ne sachant comment rompre le silence. Quelque sombre tenture d'amertume s'était abattue entre eux depuis quelques minutes, creusant l'espace qui les séparait en un abîme sur lequel nul pont ne saurait plus être jeté. Bartolomeo connaissait suffisamment le grand marcheur pour savoir quel mal le taraudait, mais rien de ce qu'il pourrait dire n'arrangerait la situation.

Il ne s'agissait plus, maintenant, de survivre six mois dans un désert glacé, il ne s'agissait plus de repousser les assauts d'une bande de pillards armés jusqu'aux dents ou de chasser l'ours dans quelque alpage battu par les vents. Il s'agissait maintenant de traverser le salon d'un bout à l'autre, sur des jambes devenues aussi frêles que des brindilles, sans tomber et se rompre un os. Il s'agissait d'accepter que le monde, qui s'étendait jadis à perte de vue, se réduise désormais aux quatre murs de la maisonnette. Il s'agissait d'accepter l'idée de mourir bientôt.

Le capitaine Rogovitch était devenu vieux.

Perdu dans ses pensées, il contemplait toujours l'averse blanche et muette au-dehors. Était-ce possible ? Lui, Rogovitch, qui avait, avec l'aide de son fidèle Bartolomeo, convoyé le trésor de l'impératrice du Farghestan à travers trois cents kilomètres de steppes sauvages, infestées de loups et de brigands, lui qui avait, par ses talents de chasseur, sauvé de la famine une vingtaine d'enfants en bas âge après l'incendie de leur village par des soudards, lui qui avait mené la rébellion en Argol pour détrôner le prince usurpateur, se pouvait-il qu'il dût en arriver là ?

Certes, il était heureux d'avoir survécu à toutes ces aventures pour les raconter, mais d'une certaine façon il s'était toujours imaginé que son existence s'achèverait dans le feu et la poudre, sans qu'il ait le temps de voir approcher sa fin, d'une balle en pleine poitrine, ou dans l'effondrement d'une caverne servant de repaire à une confrérie de contrebandiers. Jamais il n'avait envisagé l'idée d'attendre la mort dans un petit salon douillet, dans l'odeur prégnante de l'encaustique, à regarder ce corps naguère si puissant s'amenuiser de jour en jour.

Il se retourna enfin et revint s'asseoir face à son ami de toujours. Les années ne l'avaient pas épargné, lui non plus, et tous deux savaient sans se l'avouer que c'était probablement là sa dernière visite.

« Alors, est-ce ainsi ? dit-il à Bartolomeo en posant sur la table son verre auquel il n'avait pas touché. Nous qui avons sauvé des vies par centaines, nous qui avons fait et défait des empires, nous qui avons étonné le monde entier... est-ce ainsi que nous finissons ? »

Gilles Berne, Le Marcheur des Steppes, p. 376.

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Where stories live. Discover now