Alab

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- Depuis combien de temps présente-t-elle des symptômes de ce genre ?

- Je dirais depuis quelques semaines déjà, répondit Alab.

L'Intelligence Artificielle marqua une pause avant de reprendre.

- La mission ne peut se permettre de la perdre. Son stress est une réaction normal dans un contexte particulièrement difficile. Mais la probabilité de réussite de la mission est directement liée à sa capacité de mener à bien la Mise En Développement. Avez-vous conscience de cela ?

Alab fit un oui du signe de la tête, sans grande conviction.

- Votre soutien à cet enfant est primordial. Une mise en cause partielle ou complète de notre but mettra un terme à nos objectifs.

Alab voulut la faire taire. Elle faisait preuve d'un pragmatisme sans faille, pas une once de compassion ou d'humanité ne transpirait de cet ordinateur de bord. Sans doute parce qu'elle avait été programmée en ce sens. Le risque d'échouer était trop grand.

- Je peux vous charger des modules en psychologie avancée. Elles vous permettront de mieux réagir face à l'enfant.

- Vous devriez songer à vous en inspirer également, maugréa-t-il.

- Alab, vous êtes un sujet de niveau deux. Par conséquent, je ne suis pas censée vous aider psychologiquement. Cependant mon programme est voué à la bonne tenue des opérations, dans un premier temps, et à la sauvegarde du sujet de niveau un, autant que possible.

- Ne me dites pas que vous ne pouvez pas gérer plusieurs choses en même temps, vous gâcheriez notre belle amitié, fulmina-t-il, les dents serrées.

L'intelligence artificielle ne releva pas l'injure.

- Votre avis m'importe peu, Alab. Plus particulièrement s'il n'apporte rien à la mission, d'un point de vue technique.

- Et si nous parlions du point de vue humain ? Objecta-t-il en effectuant théâtralement un tour sur lui-même.

- Seule la Mise En Développement compte, c'est notre but. Le dialecte machine-homme est un module que j'ai activé pour vous préserver.

- Quoi ?!

Alab n'en revenait pas. Tout avait été préparé avant leur départ, jusque dans les moindres détails. Il se souvenait du jour où, accablé par l'isolement, il s'était terré pendant une demie-journée sur la passerelle sans en informer Osia. Le tableau de contrôle s'était mis à parler à voix haute, chose qu'il n'avait jamais faite jusqu'alors. Surpris dans un premier temps, les premières avaries l'avaient obligé par la suite à travailler conjointement avec elle. Il n'avait alors aucunement soupçonné l'intérêt sous-jacent de cette conversation...

- Mon état était suffisamment grave pour débuter un dialogue ?

- Oui. Mais il s'agissait plus d'une thérapie qu'un simple dialogue...

Cet aveux l'avait scié sur place.

- Contrairement à ce que vous pensez, votre état mental est testé, quotidiennement. En fonction des résultats j'ajuste le niveau de ton et les phrases prononcées. La mission est ma seule raison d'être et vous faites partie de celle-ci. Enfin, parler de thérapie est un grand mot, corrigea-t-elle, la psychothérapie ne fait pas partie de mes fonctions. Disons que je peux ajuster un événement dans notre intérêt commun.

Alab soupira bruyamment tout en fermant les yeux et en s'appuyant sur ses genoux.

- Pouvons-nous revenir à l'enfant ?

- Oui... Se renfrogna-t-il.

- J'ai pu voir qu'exploiter l'enfant à cette tâche développait une gêne en vous. Sachez que j'en pense tout autant.

- Arrêtez, vous allez me faire pleurer, lança Alab.

- Vos sarcasmes et plus généralement votre attitude trahissent votre état psychologique. J'y veillerai aussi. En attendant, c'est Osia qui doit bénéficier de toute notre bienveillance.

- Epargnez moi s'il vous plaît, s'agaça Alab tout en levant la main. Osia est naturellement fragile de par son âge. Par dessus tout, c'est l'isolement qui l'oppresse. Comme tout être humain, elle cherche à créer d'autres liens sociaux, ce qu'elle ne peut faire ici. Mes mensonges ne la tiendront pas longtemps dans le cadre que nous lui avons fixé. Ajouter à cela l'exiguïté de son espace de vie et vous obtenez de bonnes bases pour un déclin de sa santé mentale...

- Peut-être pourriez-vous lui faire visiter le vaisseau ? Proposa l'Intelligence Artificielle.

- Cela ne l'apaisera pas. Quand elle apprendra que nous sommes seuls à bord...

- Vous n'êtes pas obligé de lui avouer, coupa-t-elle.

Alab se tourna brusquement vers le terminal, comme s'il participait à une véritable discussion d'être humain à être humain.

- Alors qu'elle est le but pour vous de la faire sortir ?

- Diminuer sa frustration et par la même occasion toucher sa curiosité, lui faire découvrir de nouvelles choses en somme. Ce que tout jeune adolescent cherche encore à son âge.

- Elle prendra connaissance alors de la Mise En Développement des souches... Annonça-t-il avec gravité. Vous savez, tout comme moi, que l'opération nous l'interdit formellement. Elle est la seule à bord à pouvoir les aligner dans les caissons grâce à la finesse de ses mains. Si elle apprend le fondement de son travail, elle pourrait être sujette à des mouvements maladroits ou des réactions incompatibles avec le peu de temps qu'il nous reste.

- Le vaisseau peut tenir encore plusieurs semaines, répondit soudainement l'Intelligence Artificielle. L'avarie, bien qu'importante, est maintenue à un état stable grâce à mes corrections et aux directives que je vous donne pour assurer une maintenance suffisante, objecta-t-elle.

- Si elle était suffisante, notre objectif serait atteignable. Or, ça n'est pas le cas, insista Alab. Les calculs de la console nous indiquent la perte des deux moteurs, dans un premier temps seulement ! Dans quelques mois, nos efforts seront vains et l'appareil incontrôlable. Vous ne répondrez plus -à mon grand plaisir - et l'avenir nous dira alors si nous avions raison de nous être battus pendant toutes ces années.

- Si tel est le cas Alab, Osia devra être en pleine capacité de discernement après avoir quitté le vaisseau et nous devons atteindre neuf cent mille souches préparées. D'après vos rapports, elle ne pourra pas tenir ces objectifs...

- Je le pense en effet, mais je garde espoir.

- Avec un peu moins de huit cent mille, nous pouvons terminer dans six mois ce qui n'entre pas dans nos prévisions initiales. Nous partirons alors avec un déficit qui mettra en péril la mission.

Plus un bruit n'était audible dans la cabine, le visage du vieil homme s'éclairait convulsivement au rythme des lueurs des boutons du panneau de contrôle. Son regard était vide, l'esprit plongé dans ses songes.

- Alab, le bouclier vient de s'éteindre. Je vais avoir besoin de vous pour le remettre en état.

Il saisit machinalement son multi-outils et se dirigea dans la coursive, en direction du noyau d'énergie.

Pour ce soir, Osia attendrait plus longtemps qu'à l'accoutumé.

Les cubes d'âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant