Osia

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Elle saisissait avec précisions les morceaux pour les plonger dans la solution, comme on le lui avait montré plusieurs années plus tôt. La tâche était simplissime mais fastidieuse. Des milliers de petits carrés étaient ainsi imbibés, chaque jour, d'une solution unique pour chacun, présentée sur un support de tubes à essai dont elle ignorait le contenu. Les fioles de solution étaient déposées tous les matins par Alab, son protecteur. Il veillait sur elle comme un père l'aurait fait avec sa fille. Quelques fois, des petits jouets en métal accompagnaient les contenants. Un petit cheval, une vaisseau, un drapeau : ceux-là l'avaient marqués. Tous étaient disposés sur l'étagère de son compartiment, au-dessus de sa couchette, parfaitement alignés. Ces trois préférés étaient avancés d'un centimètre par rapport aux autres. Elles adorait les admirer pendant son temps libre. Mais ce qu'elle préférait par dessus tout, c'était de les faire bouger lentement à la lueur des étoiles, sous le panneau de verre qui faisait, de par sa courbure, office à la fois de plafond et de mur pour sa chambre. Une miriade de scintillements distordus embellissaient les arrêtes des statuettes d'acier.

Sa chambre était son bureau, sa seule pièce de vie. Un espace de quinze mètres carrés, aménagé au millimètre, où tout était fonctionnel, à la perfection. Son lit glissait au sein du mur pour lui laisser la place nécessaire à son travail. Le plan d'échantillonnage sortait ensuite de la cloison adjacente à la porte. Elle pouvait s'y asseoir, comme on s'asseyait à une table. Là, une boite de quarante centimètres de large par quinze, au centre, attendait d'être remplie de ces petits morceaux de papier fragiles. Elle était traversée de minces filaments particulièrement serrés. Ceux-ci accueillaient alors les fragments fraîchement enduits, positionnés de part et d'autre du fil à l'aide d'une pince de précision. Elle pensait que c'était du papier mais leur aspect luisant contredisait cette théorie. Peut être une sorte de plastique... Régulièrement, ses mains lui faisaient mal. Elle avait appris à les décrisper en se massant la paume avec le pouce de la main opposée. L'Intelligence Artificielle se moquait éperdument de son confort et la guidait à travers les étapes d'humidification. On appelait ça "la mise en développement". Elle supposait depuis toujours que c'était pour son bien, Alab le lui avait dit. Cependant, elle commençait à en douter  fortement depuis quelques mois. Après la phase de suspension, un identifiant invisible était apposé grâce à un scanner de poing. Celui-ci devait obligatoirement y figurer : il avait insisté sur ce point. L'Intelligence Artificielle aussi.

Depuis peu, et certainement à cause de sa maturité grandissante, des questions tournaient dans sa tête. Pourquoi ne pouvait-elle pas sortir de sa chambre ? Pourquoi devait-elle faire cela tous les jours ? Qui était réellement Alab ? Pourquoi le vaisseau voyageait sans cesse, errait sans but ?

Mais sa plus grande interrogation jusqu'alors, et la première question qu'elle se soit posée était de savoir comment tuer son ennui. Elle tournait en rond dans son compartiment le soir. Elle savait qu'il était absurde de faire ça, mais inconsciemment elle ne cherchait pas à s'en soustraire. Alab et elle en avait parlé. Il avait montré une certaine inquiétude, et son regard à l'époque reflétait sa sincérité. Dès lors, elle le voyait une seconde fois en fin de journée, non plus pour tremper les petits papiers mais pour discuter de choses et d'autres.

- Tu t'ennuies toujours autant Osia ?

- Oui... Lui avait-elle répondu les yeux dans le vide. 

Elle balançait nerveusement ses jambes sous le bord du lit, le dos voûté. Alab était quelque peu agacé par sa posture, pourtant il ne l'apostropha pas. Il se contenta simplement de poser doucement la main sur l'un de ses genoux. Elle comprit soudain, se redressa. Alab lui esquissa un sourire à travers sa barbe blanche parfaitement taillée. Il tenait à se montrer bienveillant en toute circonstance.

- Sur une échelle de un à dix, à combien évaluerais-tu ta lassitude ? Reprit-il.

- Ca veut dire quoi "lassitude" ?

- Eh bien, c'est quand des choses qui se répètent ne t'intéressent plus ou plus simplement que tu t'ennuies.

- A onze, répondit-elle du tac au tac.

Le regard bleu ciel d'Alab s'était alors emplit de tristesse. Ses yeux rougissaient. Quelque chose l'avait touché dans ses mots, en plein cœur.

- J'aimerais bien sortir et rencontrer d'autres filles comme dans les vidéos que tu m'as montrées il y a longtemps. Celles où...

- Tu sais bien que je ne peux pas, je te l'ai déjà dit, coupa-t-il sèchement, cachant son malaise.

La petite, choquée par le ton de sa réponse, recula puis retint ses larmes.  

- Je n'ai plus envie de jouer avec les jouets que tu m'apportes, je suis grande maintenant. 

- Oui c'est vrai, tu es une grande fille. C'est pour cela que nous te laissons t'occuper des échantillons.

Elle rebondit directement à ses propos, comme si elle avait attendu qu'il prononce la phrase qui déclencherait une autre étape de leur échange, celle qui donnerait des réponses claires à ses interrogations. Elle s'empressa de le marteler de questions, comme s'il pouvait à tout moment s'y dérober :

- Qu'est-ce que c'est ? Pourquoi je dois toujours mettre un papier dedans ? Tu fais quoi de la boîte après ?

- Je n'ai pas le droit te le dire Osia...

- C'est nul ! Cria-t-elle.

Son visage s'empourpra. Elle prit une des figurines en acier qu'elle jeta violemment contre le mur. Elle ne se brisa point.

- Osia calme-toi s'il te plait... répondit-il en la ramassant.

- Laisse moi au moins voir les autres ! S'étrangla-t-elle.

Pour la première fois, Alab détourna son regard.

- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, lâcha-t-il dans un soupir. Il s'enfonça doucement dans un mutisme qui n'avait pas échappé à Osia.

Exaspérée, Elle se tint soudainement debout et lui asséna :

- Laisse moi tranquille alors ! Va t'en !

Ces bras maigrelets étaient collés à son petit corps, les poings serrés. Après une courte hésitation, Alab se leva et quitta la pièce pour ne pas la brusquer davantage. La porte glissa automatiquement et délicatement derrière lui, étouffant les sanglots de la jeune fille. 

Les cubes d'âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant