Chapitre 5

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Nous avons bien entendu annulé notre déjeuner dans les rues de la Cité. De toute façon l'été parait s'éloigner depuis quelques jours, le ciel se couvre d'épais nuages annonciateurs de mauvaises nouvelles, ou d'une ère profondément touchée par des conflits. J'aurais sans doute eu froid sur la terrasse d'un restaurant, à moins que mon excuse pour m'éclipser aurait été l'atmosphère oppressante causé par ce temps grisâtre. Etre en présence d'une personne susceptible de me mettre mal à l'aise de par son attitude et ses déclarations dans un délai imparti me semble presque insurmontable. Je n'aurais pas tenu tout un repas avec Théo, c'est la seule chose dont je sois sûre en ce moment.

Nous avons cassé en débris la statue de Daniel puis avons dissimulés ces derniers avec les autres restes de corps de combattants inidentifiables. Personne n'est au courant de sa tentative d'assassinat et c'est sans doute la meilleure option que de garder le secret, même s'il est lourd. Je suppose néanmoins que Théo mettra Lahela dans la confidence, elle qui a débarqué à l'aube au Palais afin d'y réélire domicile. Je savais qu'elle ne mettrait pas bien longtemps à faire son retour ; elle n'a pas chômé. Mais passons les détails, ils s'entretiennent tous deux avec les députés depuis maintenant plusieurs heures et cela m'étonnerait que ce soit à propos de l'organisation du bal d'automne. Soudain la porte s'ouvre et Lahela pénètre dans ma suite sans même avoir toqué.

- Alors ? m'exclamé-je. C'est grave ? Qu'est-ce qui se passe ?

- Détends-toi ! dit-elle avec exagération. Remercie-moi d'abord d'être venue sauver le monde.

- Quoi ? C'est la Grande Guerre c'est ça ?

- Non ! Non voyons qu'est-ce que tu racontes ?

Je la regarde ahurie.

- Oh je vois... Tu as mal interprété mes propos, ce n'est rien. Je te rassure, tout va parfaitement bien.

- Lahela tu ne sais pas dissimuler ton angoisse. Je croyais que tu avais compris qu'il fallait arrêter de me cacher des choses !

- Si je joue si mal mon jeu c'est parce qu'on m'a demandé de te dire la vérité... je me dérobe, c'est tout, concède-t-elle après avoir marqué un temps d'arrêt. C'est juste que... Et puis pourquoi c'est moi qu'on charge de te révéler ça ?

- Lahela !

- D'accord ! ça va... les vampires.

- Quoi les vampires ? demandé-je en repensant à la chose.

- Ils en ont marre d'attendre. Ils ignorent qui dirige le Paradis et ce qui s'y déroule réellement. En revanche ils ont deviné que la Couronne n'est plus au pouvoir.

- Pour l'instant tu ne m'apprends rien.

- On croyait être en position de force, tu es ici, avec nous...

- Et donc ?

- Ils ont posé un ultimatum.

Je ferme les yeux.

- Si on ne te livre pas ils tueront toute ta famille, tes amis... allant de tes simples connaissances à tous ceux qui ont croisé ton chemin. En fait, ils ont même dit qu'ils saccageraient ton village et qu'ils feront passer ça pour une attaque de chiens sauvages, de loups ou de renards enragés. Bien entendu on ne les laissera pas faire.

- Ils pourraient vraiment faire une chose pareille ? dis-je le souffle court. Ce n'est pas du bluff ?

- Certainement pas. C'est une vente aux enchères entre clans vampires. Il y a plusieurs siècles un de leurs chefs les plus puissants a justement acquis un manoir dans ton village et il serait ravi d'y accueillir ses sous-fifres. Un village peuplé de monstres sanguinaires, ça craint, je sais, mais les trucs comme ça existent. Ecoute je ne te demande pas de réfléchir à d'éventuelles solutions mais simplement de te tenir calme et de me suivre.

- Où est-ce qu'on va ?

- Dans la salle de réunion des élus. Ils nous attendent, dépêchons-nous.

Je suis Lahela à travers les couloirs du Palais. J'ai du mal à penser correctement, à organiser les flots d'idées dans ma tête. Me revoilà au point de départ. Les vampires veulent s'en prendre aux gens que j'aime. Il y a tellement d'éléments et d'êtres qui les dépassent ! Le Paradis Perdu, la Cascade d'entre les mondes, les fées et les grands oiseaux, les pirates de l'Epave des Flots...

Je m'attable entre Lahela et un ancien membre du Conseil, celui qui s'était montré plutôt protecteur envers moi lors de mes premiers passages sous les perchoirs. Théo se tient bien droit en bout de table et ne laisse pas transparaitre une once d'angoisse sur son visage immaculé, comme forgé dans un marbre d'une infinie malléabilité.

- Bien, commence-t-il. Maintenant qu'Ambroisie Borély nous a rejoints nous pouvons débattre. Comme vous le savez tous nous avons ce matin reçu une lettre par tunnel rédigée de la main de Paolo Malatesta, un des plus puissants vampires d'Europe. Il menace de rompre les accords en commettant un massacre. Sa condition, cependant, est inacceptable. C'est pourquoi nous ne lui livrerons pas Ambroisie mais ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour qu'aucun meurtre d'être humain ne soit commis. La parole est à vous, finit-il en écartant les bras.

- Je suggère de reprendre les négociations et trouver un compromis, lance un député que je ne connais que de vue.

- Il faut tout mettre en œuvre pour faire perdurer la paix, affirme un autre.

- Non ! réplique un leadeur de la Révolte. Nous parlons de Grande Guerre depuis des années ! Elle est inévitable, nous le savons tous. Cet ultimatum est inacceptable et nous nous devons de riposter !

- Encore des morts, c'est ça que vous voulez ?

- Si on ne fait rien des tas d'innocents mourront !

- Qui vous dit qu'on doit rester là les bras ballants ? Nous l'avons notre solution, non ? dit le deuxième orateur en tournant progressivement la tête vers moi.

Tout le monde se tait et un étrange silence s'installe, tandis que des dizaines d'yeux sont rivés sur moi et me scrutent comme si j'étais une nouvelle venue... différente.

- Les analyses de sang n'ont pas été concluantes, je me trompe ? poursuit-il. C'est une intruse, sa place est sur Terre.

- Comment osez-vous ?! s'écrit Lahela.

- Calme-toi, intervient Théo.

- Elle n'a aucun talent particulier, rien de spécial... Je ne vois qu'une jeune fille perdue en pleine crise d'adolescence. Rendons-lui ce service.

- Quel service exactement ? demande Théo. La livrer à sa propre mort ?

- Oh ! les choses n'iront pas jusque-là. Si elle n'est rien de plus qu'une humaine comme une autre alors elle n'a rien à craindre des vampires.

- Théo comment tu peux juste supporter de l'entendre parler ? s'exaspère Lahela. Il nous manipule tous ! Il essaye de te convaincre de trahir Am !

- Si c'est la seule solution pour épargner des innocents alors j'accepte, dis-je avec une impression de dégoût dans la bouche.

- Mais toi aussi tu es innocente..., murmure-t-elle à court d'arguments.

- Pas autant qu'eux. Théo ?

Il me fixe, impassible, et malgré tous mes efforts pour tenter de me rassurer je ne vois en lui aucune compassion, aucune angoisse.

- Laisse-moi y aller.

Et mes propres mots ont l'effet d'un coup de massue. 

Ombre & Lumière Tome 3 - Les Cascades de SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant