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Monakina aimait secrètement ces moments où la conversation autour de la table familiale s'enflammaient. Du haut de ses quinze ans, elle avait le sentiment que ces instants étaient la seule occasion de secouer ses parents, deux personnes charmantes, affables, simples mais aussi, selon leur fille unique, déconnectées de la réalité.

— Vous vivez dans votre petit monde, avec votre petite vie bien rangée ! Vous ne voulez pas vous poser de questions ! Vous ne valez pas mieux que mes camarades de classe...

— Mona, qu'est-ce qui te prend ces derniers temps ? s'inquiéta sa mère. Tu es constamment sur la défensive. Ton père ne faisait que remarquer, à juste titre, que le coût de la vie ne fait qu'augmenter ces derniers tem...

— Je m'en fous !

— Ah ! quel luxe... Pourrie gâtée, voilà ce que tu es Mona. Qu'il est facile d'avoir des opinions tranchées et de crier sur tout ce qui bouge quand on n'a aucun sens des responsabilités. (La mère marqua une pause en fusillant sa fille du regard.) Mange ta compote !

Monakina porta machinalement la fourchette à sa bouche et détourna son regard de sa mère. Pourquoi était-elle si têtue ? Elle fixa le pot de compote de pommes, son étiquette. Elle l'examina attentivement. Pendant ce temps, ses parents avaient repris leur conversation sur la vie chère, sur les embouteillages et sur tous ces mendiants qui peuplaient désormais les rues de la ville.

Com'Pote! Pommes de Première Qualité. — Origine Contrôlée — Récolte effectuée le 07/11/619(os) — Sur: OSIRIS — Par: AgriPlus Corp, fier subsidiaire de la Corporation Lodriek.

Liam lui avait fait un bref exposé de la façon dont l'économie fonctionnait. Le capital était détenu par une oligarchie qui profitait des technologies de terraformation bon marché pour créer à tour de bras des exploitations, des usines, des mines pour faire baisser les prix. C'est ainsi qu'un pot de compotes de pommes d'Osiris, un monde à d'incalculables années-lumière de Quetro, se retrouvait sur la table d'une famille de la classe moyenne habitant dans une ville moyenne, achetée en ligne par des consommateurs très sensibles aux prix car les salaires n'augmentaient plus depuis vingt ans.

Monakina resta comme hypnotisée par le pot de compote, la fourchette recouverte de pommes osiriennes figée à l'entrée de sa bouche.

— Mona ! mange, ton assiette est encore pleine et nous avons déjà terminé, tonna le père.

— Écoute ton père Mona, tu es maigre comme un clou.

— Laissez-moi tranquille à la fin !

Mona jeta le pot par terre. Il n'éclata pas en mille morceaux comme dans les vieux films. Aujourd'hui, le plastique simili-verre ne se cassait jamais.

— Vous ne comprenez rien, fichtre rien... rajouta la jeune fille.

Des larmes lui montaient aux yeux. Son père se leva et tapa du poing sur la table.

— En voilà assez Mona ! Je ne sais pas ce qu'il te prend mais il va falloir que cela cesse : tu ne fais plus d'efforts à l'école, tu es impolie, mal lunée, désagréable et tu te refermes dès que l'on essaie de te comprendre.

Mona fut pétrifiée par la figure imposante de son père. Elle sentit le flot des larmes se transformer en vagues violentes. Elle repensa aux mots de son ami, l'homme de sa vie, Liam Maansson, le seul individu qui valait la peine de fréquenter cette oasis de médiocrité qu'était l'École Secondaire 125 de la ville de Kreon. Il avait dit :

« N'en veux pas à tes parents. Leur vie quotidienne les empêche de voir que le monde a changé, ils ne perçoivent pas les injustices comme toi et moi. Ils ne veulent rien d'autre que ton bien, crois-moi. »

Elle ravala ses pleurs et s'emmura dans le silence. Son père s'était rassit, peut-être s'était-il effrayé de sa propre colère. Par la baie vitrée de l'appartement, au sixième étage d'une copropriété sans charme, on voyait s'illuminer les tours du centre-ville de Kreon. Elles apparaissaient derrière un écran de fumée émanant des cheminées des méga-usines du zoning de la banlieue où ils vivaient. Le paysage dégageait quelque chose de lugubre et d'inquiétant. Mona demanda à sortir de table et se précipita dans sa chambre. De là, la vue était toute autre : une étendue verte et prodigieuse, la Réserve naturelle de Selva, l'une des plus grandes de Quetro. Selva faisait la fierté des habitants de la région, et ils prenaient toujours plaisir à en rappeler l'existence aux étrangers qui n'avaient de Quetro que l'image d'une gigantesque usine vomissant à longueur de journée des bagnoles, des vaisseaux, des maisons préfabriquées ou des machines à laver.

Elle entendait que le repas se terminait doucement. La conversation se fit plus légère, ses parents semblèrent oublier son existence. Pendant qu'ils rangeaient la table, elle revint dans le salon et s'excusa. Sa mère la serra dans ses bras.

— Je m'inquiète pour toi. Tu me sembles bien perdue et je ne sais pas comment t'aider.

Mona ne dit rien.

Une fois la table rangée, la famille s'installa devant la télévision. Les images étaient toujours les mêmes : un reportage sur l'un de ces milliers de vaisseaux de réfugiés qui attendaient en orbite de pouvoir débarquer leurs passagers. Puis une publicité pour un chat synthétique « plus vrai que nature », pour seulement 149 990 queslis. Puis un autre reportage sur le grand nord, où l'on constatait des changements climatiques inexpliqués. Enfin, les images d'une manifestation pro-gémo sur Ennéade, violemment réprimée.

Cet univers rendait Monakina malade. Dingue. Toute cette violence, toute cette haine et, à travers l'écran, elle devenait aseptisée, un produit de consommation comme un autre, un chat à 149 990 queslis.

La nuit venue, Mona prit une décision. Elle se lèverait au petit matin et foncerait dans la réserve naturelle de Selva. Loin de la ville, loin des gens, loin de toutes ces préoccupations stériles. Oublier sa vie médiocre et ennuyeuse. Tant pis pour l'école.

Monakina KayodeWhere stories live. Discover now