Prologue

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29 janvier 2016, Baker City, Oregon.

Elle se tient debout, sanglée dans son long manteau noir. Seule au milieu de la foule des inconnus. Ils sont venus nombreux pour accompagner leurs amis dans leur dernière demeure au Mount Hope Cemetery. Elle en connait quelques-uns mais très peu. Tous les autres ne sont que des silhouettes sombres et floues. Des fantômes anonymes qui se pressent derrière elle et dans l'allée qui lui fait face. Elle n'imaginait pas que les défunts connaissaient autant de monde.

Le silence est pesant, et seul le vent dans les cyprès ose le troubler. Même les oiseaux ont cessé de pépier, conscients de la gravité de l'instant. Elle attend que le cauchemar se termine et qu'elle puisse se réveiller. Quelques reniflements viennent la sortir du brouillard qui entoure son esprit. Elle relève la tête et elle sait. Elle sait que ce n'est pas un cauchemar. Les cercueils alignés devant elle et les fleurs qui s'entassent tout autour la rappellent à la réalité. Sa famille est présente. Alignée devant ses yeux. Son père, sa mère, ses grands-parents. Ils sont tous là, les uns à côté des autres, leurs corps suppliciés emprisonnés dans un écrin de laiton et de chêne blond. Ils la regardent en souriant mais elle ne peut leur rendre la pareille. Elle ne peut sourire à des feuilles de papier glacé. Elle a donné une photo de chacun au responsable des pompes funèbres qui les a encadrées et disposées sur les cercueils. Moyen visuel d'identifier les corps pour faciliter les inhumations.

Le prêtre commence son discours mais elle ne l'entend pas. Son regard se pose sur la bible qu'il tient dans ses mains et elle ne voit que les têtes de mort qui ornent les bagues en argent qu'il porte aux doigts. Cheveux longs, blouson en cuir, jean et santiags. Le prêtre est à l'image de l'événement : inattendu et incongru. Ses santiags sont d'une teinte fauve, plus sombre aux pliures. Le bout en est râpé, le cuir est éraflé, griffé, abîmé. Tout comme son âme à elle. Elles sont visiblement portées depuis longtemps, usées, fatiguées. Comme elle.

Quand vient le moment de procéder à la mise en terre, elle sent une main la secouer doucement. Dans un état second, elle marche vers l'alignement, pose ses lèvres sur le bois froid pour un ultime baiser. Presque machinalement, elle murmure un dernier « Je t'aime. Adieu. », voit une goutte de pluie salée s'écraser sur la plaque en laiton gravée au nom tant aimé. Elle prend le cadre dans ses mains tremblantes avant de se reculer et de laisser les hommes en tenue noire soulever le catafalque et l'emporter vers le gouffre sombre qui s'ouvre devant la stèle de marbre gris. Elle répète le même rituel une fois, deux fois, autant de fois que nécessaire jusqu'à ce que tous les supports soient vides.

Elle a regardé les fossoyeurs descendre les cercueils dans la tombe, un à un. Sa famille est maintenant réunie. Elle est la seule exclue. Chacun repose sur son étagère attitrée. Le caveau est semblable à une commode bien rangée. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Un couple par étage. Et elle, elle a une pile de photos encadrées dans les bras. C'est tout ce qui lui reste de sa famille. C'est tout ce qui reste de son passé, de son enfance.

Elle veut descendre dans le gouffre, mais des mains l'en empêchent. On la tire en arrière, on la retourne pour qu'elle ne voit pas les fossoyeurs sceller la dalle. Les fantômes défilent un à un. Ils lui parlent, la serrent dans leurs bras mais elle s'en fout. Elle ne les voit pas, elle ne les entend pas. Ou plutôt elle ne veut pas entendre ces mots surfaits vides de sens, ces phrases fabriquées qui ne veulent rien dire et qui ne servent qu'à respecter les convenances.

On l'entraîne vers les voitures et ses voisins la ramènent chez elle. Dans la maison de ses parents où viennent se réunir leurs plus proches amis. Pendant tout l'après-midi, elle les voit déambuler dans le salon, manger, boire. Elle les entend évoquer les siens, rire aux anecdotes cocasses. Mais elle n'est pas là, elle n'est pas avec eux. Son esprit est au bord de cette route maudite. Cette route 7 de l'Orégon. Là où les débris, la sciure sur le macadam et l'herbe des fossés imbibées de sang attestent du passage de ses parents. Enfin ils partent et la laisse. Seule. En tête à tête avec le vide qui l'entoure. Elle est désormais seule au monde.

Une fois tout le monde parti, mûe par une frénésie domestique inhabituelle, elle range et nettoie tout. Puis une fois la nuit tombée, dans le silence oppressant, elle fait le tour de la maison, pièce par pièce. Elle ramasse le pull de son père, dernier cadeau qu'elle lui a offert à Noël. Elle noue le foulard préféré de sa mère autour de son cou et saisit l'album photos sur la table basse du salon. Elle prend son sac à main, ferme la maison familiale et monte dans sa vieille guimbarde achetée avec son premier salaire de professeur de sport. Elle roule sans savoir où elle va, comme sur pilotage automatique.

Quand elle arrête la voiture, elle est devant la grille du cimetière. Comme attirée, poussée par une force inconnue, elle escalade le mur et va rejoindre sa famille. Elle écarte les fleurs qui recouvrent la stèle et s'allonge dessus. L'air de la nuit est glacé, tout comme son cœur, mais elle reste là dans le froid et l'obscurité. Elle ne veut pas les laisser seuls, elle ne veut pas rester seule. Alors elle leur parle, elle leur reproche de l'avoir abandonnée, elle leur demande pardon. Mais seul le silence lui répond. Alors elle lâche prise. Elle hurle sa haine, sa rage. Elle crie contre l'injustice de la vie. Elle pleure pendant des heures. Elle gémit, enfermée dans sa souffrance et sa culpabilité puis elle s'endort, épuisée. Seule au milieu des fleurs sur le marbre glacé.

Quand elle quitte le cimetière au petit matin, elle tourne le dos à sa vieille voiture et marche jusqu'à la gare routière la plus proche. Elle prend le premier autocar qui passe, sans réfléchir, sans demander sa destination. Elle s'assoit sur la banquette du fond, là où personne ne viendra la déranger et elle attend. Elle attend que le temps passe. Elle attend de ressentir quelque chose. Le bus avale les miles. Les arrêts se succèdent mais il ne se passe rien, son corps est comme anesthésié. Elle ne peut plus pleurer, elle ne peut plus crier. Elle ne peut pas hurler sa souffrance car elle ne sait plus ce qu'est la douleur. Elle ne ressent plus rien. Elle n'est qu'une enveloppe vide, sans cœur et sans âme.

Des heures plus tard, elle descend de l'autocar sans savoir où elle est. Elle erre pendant un long moment dans la ville, indifférente au froid, indifférente à la pluie qui tombe. Une phrase du Dalaï Lama traverse fugacement son esprit. La citation préférée de sa mère : « Donne à ceux que tu aimes des ailes pour voler, des racines pour revenir et des raisons de rester. » Elle n'a plus de famille, plus de racines, plus de raisons de revenir ni de rester à Baker City. Elle n'a pas d'enfant, pas de petit ami pour la retenir. Mais comment voler alors que le destin lui a coupé les ailes ? Alors qu'un camion a brisé sa vie sur une petite route en bordure de  la Sumpter Stage Highway ?

Comme en réponse à ses questions, ses yeux déchiffrent une pancarte devant un bureau de recrutement de l'armée : « Entrez dans l'armée, vous y trouverez une famille. » Et elle ressent quelque chose. Elle sent ses pulsations cardiaques. Son palpitant reprend vie. Le slogan fait battre son cœur. Irrésistiblement attirée par cette promesse, elle franchit la porte du bureau à la recherche de nouvelles racines.
















In memoriam de Je.B, Ja.B tués en janvier 2016 et des autres victimes de la RD7N et de I.B, E.B, G.B, M.B.


VALKYRIES SQUADRON - RésilienceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant