Mémoires d'un soldat

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[Extrait d'une interview d'un militaire à la retraite, en vue d'une publication dans un journal local]

J'ai eu une longue vie, et pendant celle-ci j'ai vu beaucoup de choses qui sortent de l'ordinaire, mais si je ne devais en citer qu'une, c'est celle qui s'est passée en Indochine, pendant la guerre.
Notez bien ce que je vais vous dire, car en parler fait ressurgir de terribles souvenirs, donc je ne répéterai pas deux fois mon histoire.

J'avais cru ne plus jamais connaître les horreurs de la guerre après notre victoire contre les Allemands en 45, mais j'ai été appelé pour partir en Indochine française, qui correspond maintenant aux actuels Laos, Vietnam et Cambodge. Le conflit faisait rage là-bas, et la France avait un intérêt à garder cette colonie. Elle a donc envoyé des soldats sur place, même s'ils subissaient encore le contrecoup de la seconde guerre mondiale. Et j'étais dans le lot.

J'avais un peu d'expérience, en tant que soldat. Les précédentes guerres m'avaient forgé un corps robuste et un mental solide. Même si je n'étais pas dupe : cela ne me serait d'aucune utilité face aux balles. Cette expérience, j'essayais d'en faire profiter mes camarades, et j'en suis assez fier, car ça nous a permis de nous sortir de situations désastreuses plus d'une fois.
C'est en 1953 que j'ai vécu ma plus grande manœuvre militaire. Le 20 novembre, pour être précis. La France avait décidé de lancer une vaste opération aéroportée afin de s'emparer de la plaine de Diên Biên Phu. Celle ci portait le doux nom d'Opération Castor.

Alors que la bataille faisait rage, j'ai eu pour mission de contourner les ennemis et de les attaquer par le flanc. Nous étions une petite escouade, et, étant le plus haut gradé, je donnais les ordres. Nous nous sommes engagés dans une forêt qui longeait la plaine. La mission était simple : avancer furtivement par la forêt, puis attaquer les troupes ennemies par le coté, donnant ainsi un avantage non négligeable à nos troupes.

Tout se passait bien, personne ne nous avait pour le moment repéré, jusqu'à ce je voie la tête de mon camarade Jean exploser. Il s'était pris une balle en plein milieu du front, faisant gicler son sang et des bouts de cervelle un peu partout. Bien sûr, comme c'était la première guerre de certaines recrues qui n'avaient jamais vu la mort d'aussi proche, au lieu de s'abriter rapidement, il se sont enfuis, malgré mes ordres. Les cons, il se sont tous fait plomber les uns après les autres.
Pour ma part, je savais ce à quoi nous avions affaire. Le bruit des coups de feu était toujours identique, et venait du même point, en hauteur.
Nous avions en face de nous un sniper. Et un bon, de surcroît.

La stratégie était pourtant simple : Le canarder pour l'obliger à s'abriter, pour pouvoir se déplacer et le prendre par surprise. Mes gars savaient ce qu'ils avaient a faire, et ont donc entrepris un tir de barrage pendant que j'essayais de m'approcher du sniper. Cette stratégie était la plus efficace, mais pourtant, elle a causé de grandes pertes parmi mes hommes.

En effet, on aurait dit que le sniper ennemi ne s'abritait jamais malgré les rafales de tirs. Dès qu'un de mes hommes levait la tête pour lui tirer dessus, il se prenait un tir dans la tête. La précision de ce sniper était vraiment hors norme. Pour ma part, j'avais réussi à me faufiler jusqu'à l'ennemi, et quand je l'ai vu, j'ai été très surpris.
Notre fameux sniper était un cadavre en décomposition. Il n'avait presque plus de peau sur les os. Il était allongé sur le ventre, et dans ses doigts squelettiques se tenait un MAS 49, qui était un fusil semi-automatique français, équipé d'une lunette de grossissement. Je n'étais pas au bout de mes surprises, car celui-ci avait également un semblant d'uniforme de l'armée française. Même s'il était déchiré de partout, j'avais bien reconnu l'écusson sur les épaules, qui était encore en place.

Mais je ne me suis pas trop attardé sur les détails, car je n'étais pas dupe, j'avais déjà vu ça ailleurs. C'était un leurre, un piège. Le vrai sniper devait avoir mis le corps d'un de nos soldats ici pour attirer nos troupes sur lui, et pouvoir les canarder d'un autre endroit.
Je devais donc faire vite, car j'étais tombé tout droit dans la gueule du loup, il me fallait trouver un abri. Alors que je me retournais pour me cacher derrière un rocher, j'ai senti une vive douleur au torse. Je m'étais pris une balle dans le dos, qui m'avais traversé le corps.

Je me suis retourné, et c'est là que je l'ai vu. Le squelette du soldat français. Il me faisait maintenant face, et me regardait de ses orbites vides. Son doigt décharné était sur la détente, et de la fumée sortait du canon de son fusil.

Ce n'était pas un leurre. C'était lui, le tireur.

Je ne sais par quel maléfice les ennemis avaient permis au cadavre d'un de nos soldats de revenir à la vie et d'obéir à leur ordres, mais j'avais la preuve devant moi que cela existait bel et bien. Après m'avoir regardé quelques secondes, le squelette a repris sa position initiale, tandis que je m'étais écroulé sur le sol.
Si je ne l'avais pas vu bouger en premier lieu, c'est parce qu'il avait fini son travail de l'autre coté. Tous mes hommes étaient morts. Certains avaient la tête explosée, d'autres s'étaient vidés de leur sang après avoir reçu une balle dans le cœur. Je me suis dis que j'avais beaucoup de chance de ne pas avoir reçu la balle en pleine tête, mais que j'étais quand même mal barré. La balle était ressortie et n'avais pas touché d'organes vitaux, donc j'avais peut être une chance de m'échapper en comprimant ma blessure.

Le tireur semblait ne plus faire attention à moi, alors j'ai rassemblé mes dernière forces pour fuir cet endroit. Alors que j'étais parvenu a quitter la place, je me suis retourné une dernière fois pour voir mes collègues tombés sur le champs d'honneur, afin de ne jamais les oublier. Et pour le coup, je ne les ai jamais oubliés, pour sûr !

Mes hommes, que j'avais vu mourir au combat quelques minutes plus tôt, étaient tous en train de se relever. Même ceux qui n'avaient plus de tête. Tels des marionnettes désarticulées, ils se mettaient en position de tir, comme le squelette. Eux aussi gardaient maintenant cette position pour le compte de l'ennemi. C'était du délire. J'ai quitté les lieux le plus vite que j'ai pu, et j'ai eu de la chance de tomber sur un médecin en cours de route. C'est grâce à lui si je suis là a vous raconter mon histoire aujourd'hui.

Le lendemain, j'avais tout raconté à mes supérieurs, mais évidemment, ils ont pensé que c'était ma blessure et le choc d'avoir perdu mes camarades qui m'avait fait délirer, et ne m'ont pas cru. Le soir même j'étais dans l'avion qui me ramenait au pays.

Je n'ai jamais eu de nouvelles de cette histoire, ni de mes camarades. J'ai fait quelques recherches, une fois remis de mes blessures, pour voir si d'autres soldats avaient vu ces choses sur le champ de bataille, mais il faut croire que la précision et la ténacité de ces soldats morts-vivants n'a pas laissé beaucoup de survivants pour qu'ils puissent témoigner. Il y a bien un groupe de soldats américains qui a dit avoir réussi à fuir ces monstres, mais ils ont tous été fusillés pour désertion. Certains prétendent que c'était une ruse de l'ennemi pour semer la peur dans le rang de nos soldats, afin d'affaiblir leur mental pendant les combats. Pour ma part je pense que les haut gradés étaient au courant, mais qu'ils ne voulaient surtout pas ébruiter l'histoire pour justement maintenir l'ordre dans les rangs et la motivation des soldats.

Enfin, croyez-le ou pas, si la France a perdu cette guerre d'Indochine, et si plus tard même les ricains s'y sont cassés les dents, ce n'est pas à cause de la connaissance du terrain des soldats du Viêt-Minh, ou autres conneries de ce genre.

Si on a perdu, c'est parce que nos soldats tombés au combat étaient rappelés de leur sommeil éternel pour tuer nos camarades. 

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