Dernier jour d'ignorance

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-Gaël?
-Oui?
-Tu ne me poses pas de questions sur... Sally?

Le jeune homme voulut avoir un air interloqué. Mais il attendait cette demande depuis qu'ils avaient quitté Sally. Et il sourit franchement à Lucille.

-Tu sais bien que non, moi, j'attends que les réponses arrivent si elles veulent bien arriver.
-Et tu feras ça toute ta vie?
-Pour ce qui est des problèmes des autres, oui.
-Tu ne te mêles pas du tout de la vie des autres en somme.
-Sauf pour ce qui est des choses joyeuses. Je n'aime pas les choses tristes.

Lucille sembla réfléchir un instant à cette réponse étrange. Elle, elle supportait un genre de compassion, d'altruisme débordant. Elle était malheureuse à la place des autres. Ils lui racontaient, elle écoutait, elle épongeait, avalait la tristesse et la gardait à s'en crever le cœur. Elle était parfois si chagrinée qu'elle ne pouvait consoler les infortunés.

-Tu attends donc que les choses se règlent seules?
-En un sens, oui. Je suis lâche, c'est ça?
-Je ne sais pas. Tu penses que toute la misère du monde se réglera toute seule, sans que tu ais à y toucher, hein?

Gaël ne pouvait pas nier. Il était plus paresseux que lâche. Il ne voulait pas savoir, il avait l'impression que ces choses là le dépassaient et il ne voyait pas quoi faire. Il soupira et Lucille sut qu'il admettait.

-Tu n'as jamais eu envie d'agir?
-Je suis un gamin Lulu, je ne suis pas comme toi... Je dois être un peu égoïste mais... Ça ne me regarde pas, je ne vois pas l'intérêt.
-Je ne voulais pas te blesser, dit-elle.

Elle ne l'avait pas vraiment blessé, mais il n'aimait pas qu'on pose des mots sur son attitude. Il avait peut-être tort mais il s'en foutait.

-Sally... N'as pas de papiers. Elle ne vient qu'au cours de ciné parce que Jeannette l'y autorise. Elle vit dans un bidonville. Ils ont déjà été déplacés... Et maintenant ils vont sûrement être expulsés.

Elle se tut. Gaël digéra les informations. Il aurait préféré ne pas savoir. Lucille bousculait tout. Il n'ignorait plus. Mais avait-il vraiment ignoré? Ne s'était-il pas plutôt bouché les oreilles?

-C'est triste.
-Oui. C'est triste parce que tu ne vas rien faire, tu vas la laisser partir, tu vas pleurer puis l'oublier. Tu ne sais pas ce que ça veut dire "agir pour les autres"! Et à cause de ça, elle va partir!

Elle venait de lui dire que tout était de sa faute. Et ce n'était pas vrai. Mais ce n'était pas ça qui le révoltait.

-Parce que toi, tu vas faire quoi? Tu vas faire quoi? C'est bien beau les grands discours, c'est bien beau et si tout le monde pensait comme toi, le monde irait bien mieux mais laisse-moi te dire quelque chose, Lucille, tout le monde ne pense pas comme toi! Et alors si moi je dois me bouger le cul, toi aussi! Toi la première! Tu vas faire quoi?

Il s'était voulu violent. Il avait réussi. Elle lui pardonnerait, il le savait. Ce n'était pas la première fois qu'ils se querellaient.

-Je ne sais pas. Mais je vais faire quelque chose. Pas toi.

Elle se leva et partit.

Il y avait un point sur lequel elle se trompait lourdement. Gaël n'oublierait jamais Sally. Mais il ne ferait sûrement rien. Il s'en désolait et en même temps s'y raccrochait. C'était comme ça, un genre de destinée. Il ne ferait rien pour Sally. Elle ne lui apprendrait plus jamais à nager, il ne verrait plus sa bouche qui l'attirait tant, ses cheveux qu'il voulait tellement caresser.

Il jura plusieurs fois et lança un caillou le plus loin possible. Il savait maintenant et ça lui faisait si mal qu'il voulait se coucher et ne plus jamais sortir de son lit, pleurer et boire du chocolat chaud jusqu'à la fin de ses jours mais ça ne changerait rien. Ça ne changerait rien.

Sel de merWhere stories live. Discover now