32- Une belle journée

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Une fois les assiettes vides, Corwin se met - lui aussi - à élaborer des théories avec nous. Nous en sommes arrivés à une hypothèse un peu farfelue à base d'inconscient.

Quand nous sommes retournées respectivement dans nos mondes il y a quelques jours, Gwen et moi, ou plutôt nos inconscients cherchaient à se rejoindre, sans que nos corps ne le puissent. C'est ce qui a provoqué ma fatigue, mon malaise, ainsi que le sien. C'est peut-être aussi ce qui aurait déclenché mes rêves étranges et la disparition de Gwen dix mois plus tôt : la volonté de notre inconscient de retrouver notre jumelle. À partir de ce moment, elle aurait oscillé entre nos deux mondes, et chaque nuit elle venait posséder mes rêves.

C'est glauque je trouve, dit comme ça. Mais elle m'a assuré qu'elle se souvenait parfaitement de ça : chaque nuit elle se retrouvait dans la peau d'une personne qui lui ressemblait étrangement, même si elle était plus âgée. Elle se retrouvait dans des situations cauchemardesques...

Durant ces dix mois, je pensais être possédée par quelque chose que je ne comprenais pas, et en fait, je voyageais juste entre deux mondes, avec ma jumelle morte à la naissance. Si c'est pas bizarre... J'ai du mal à croire que ce soit possible. Mais je ne peux pas non plus, nier tout cela, j'ai des preuves au quotidien que cela existe vraiment.

Nous y voyons tout de même un peu plus clair tous les trois. Cela reste quelque chose de purement logique que l'on a plus ou moins mis en place sur de vagues souvenirs de Gwenaëlle, ça ne vaut pas grand chose, mais voilà. Je préfère me fier à cette version pour pouvoir arrêter de me poser des questions.

Cela fait un moment maintenant que je suis dans leur monde, et je n'ai aucune envie d'en repartir. Corwin nous propose d'un ton joyeux une promenade à cheval, c'est sur le même ton que ma sœur et moi acceptons.

Il fait encore très clair dehors, et assez bon alors je n'ai pas froid, malgré mon pyjama... Je monte Laden, à qui je semble avoir manqué, tandis que mon ami monte Ulrich avec Gwenaëlle juste devant lui, entre ses jambes.

- Dis frérot ! J'peux tenir les rênes ? s'exclame-t-elle en lui faisant les yeux doux.

Il ne peut pas lui refuser. Il ne peut rien lui refuser.

Nous nous promenons doucement entre les arbres, à notre rythme, nous passons près de plusieurs cours d'eau, c'est très agréable. Nous passons aussi pas très loin de l'endroit de ma mésaventure avec le loup... Et lorsque je me rappelle de cet évènement, cela me fait presque rire. Quand leur explique pourquoi je ris, ils trouvent étrange – et à juste titre – que cela m'amuse, alors que j'ai faillit y passer.

Nous parlons encore, longuement. Cette fois, je leur raconte surtout mon monde, mon quotidien, j'évoque Carla, Anaïs... Le principe du lycée les amuse beaucoup. Encore plus quand ils m'écoutent me plaindre de certains professeurs...

- Mais c'est du sadisme, d'aller en cours ! me dit même Corwin...

Au bout d'un certain temps, alors qu'on sent l'air se refroidir légèrement, nous sortons de la forêt pour nous mettre à longer la lisière en direction de la chaumière. Finalement, je me trouve très chanceuse de vivre tout ça, même si ça m'a beaucoup fait souffrir. Corwin et Gwenaëlle sont des personnes formidables. Et leur monde... Si simple, si centré sur la nature, je n'aurais à aucun autre moment de ma vie, une occasion de respirer un air plus pur.

C'est tout simplement parfait. Je ne me pose même plus de questions, j'ai la chance de passer du temps avec ma sœur normalement disparue, alors je profite. Je me moque de savoir si je suis folle.

Quand on arrive aux abords de la chaumière, le ciel est teinté de rose et de orange. C'est sublime. Et, en silence, nous regardons un moment l'horizon, découpé en collines et en bosquets.

Quelques minutes plus tard, les chevaux sont bien au chaud dans les écuries tandis que nous rentrons dans la chaumière. Le temps passe et je ne fais toujours pas mine de retourner chez moi. Ça commence à m'inquiéter...

La soirée commence, nous n'avons pas très​ faim tous les trois - on a mangé assez tard - et nous ne grignotons qu'un fruit pour le dîner. Au bout de quelques minutes seulement, le soleil est couché et il est nécessaire d'allumer des bougies.

Nous nous ennuyons un peu au début de la soirée, et aucun de nous n'a envie d'aller se coucher, nous voulons encore profiter de ce moment à trois... Alors je décide de leur apprendre à jouer à action ou vérité. Au début, ils ne comprennent pas trop le but, puis finissent par se prêter au jeu.

J'apprends deux trois trucs sur leur enfance et j'assiste à une scène hilarante... Gwen, montée sur le dos de Corwin qui, les yeux fermés doit traverser toute la pièce grâce aux indications de sa sœur. C'est une action que j'aime bien soumettre aux personnes avec qui je joue, et je m'étais déjà retrouvée dans cette position avec Carla... Il y a longtemps.

On finit par tomber de sommeil, et je me dis que je n'avais pas passé de journée comme ça depuis un moment. Heureuse, sans question, sans tourmentes...

- Tania, tu prendras mon lit, je vais dormir dans le canapé, imposa Corwin.

Je ne discute pas, ça m'arrange un peu, une fois dans notre vie, Gwenaëlle et moi pouvons dormir tout près l'une de l'autre, comme de vraies jumelles, normales. Je serre fort Corwin dans mes bras, le remercie pour cette journée.

- Ne t'éternise pas, on dirait que tu es en train de me dire adieu, me souffle-t-il, si bas que je pense que sa sœur n'a pas entendu. Il y a une sorte de tristesse dans son regard.

Nous lui souhaitons bonne nuit une dernière fois avant de monter à l'étage avec ma sœur.

Il n'y a pas de bougie en haut, et il fait très sombre. La fenêtre au dessus du lit cassé de leurs parents laisse filtrer la pâle lueur qu'émet la lune.

Sous la couverture en laine, je frissonne.

Une évidence vient s'abattre sur moi. Comme quand j'ai compris que j'étais liée à Gwen, comme quand j'ai su que Laden était spécial, comme quand j'ai acquit la conviction que mes rêves n'étaient pas de simples rêves. C'est évident, certain. Brutal.

Je ne reviendrai jamais ici. Je ne reverrai plus jamais Gwenaëlle et Corwin.

Pas de doute possible. J'en suis persuadée. C'est installé au creux de moi, la sensation est trop forte, je sais qu'elle a raison. Demain matin je ne serai plus là. Je me sens soudain comme une enfant perdue. Je veux crier, sangloter, mais rien ne sort. J'ai le souffle coupé.

Je sursaute, une petite main chaude vient de se poser sur mon bras froid.

- Toi aussi ?

J'hausse doucement la tête, plongeant mes yeux dans ceux, brillants, de ma petite sœur.

- Je peux dormir avec toi ? me demande-t-elle d'une petite voix étouffée, fragile.

- Viens-là, soufflé-je.

Elle grimpe sur le lit, s'installe sous la couette, son dos contre ma poitrine. Je l'entoure de mon bras et la serre contre moi. Je crois qu'elle a aussi compris. Qu'on ne se reverrait pas. Ni l'une ni l'autre n'osons l'énoncer à haute voix.

On attend que le temps coule. Je sens sa respiration, elle est calée sur la mienne. Ou bien peut-être que c'est l'inverse...

Quelque chose en moi commence à changer et soudain, j'ai trop de choses à lui dire, tellement de choses à rattraper... D'un seul coup, elle se retourne, je vois son visage tout près du mien, ses yeux sont pleins de larmes. Moi aussi ils s'humidifient.

- Tania...

Je la coupe.

- Tu diras au revoir à notre frère pour moi.

Je sens mon corpsdisparaitre, partir, changer de monde. J'ai le temps de voir une larme coulersur sa joue, lentement et de la serrer encore plus fort pour lui susurrer «Bonne nuit... ».

L'héroïne de mes penséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant