Chapitre 21

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Dès l'instant où sa fille entama sa plaidoirie, quelques personnes quittèrent la salle en signe de protestation.

- À l'heure où nous avons tous à faire des choix, dit-elle sans tenir compte du mouvement, tout serait tellement plus simple si le monde était en noir et blanc avec les bons d'un côté et les méchants de l'autre.

Qui souhaiterait pourtant d'un tel monde ? Car il signifierait le renoncement à nos facultés de réflexion, l'appauvrissement de notre capacité à apprécier une situation, relativiser, modérer... En somme, il faudrait renoncer à tout ce qui fait l'unicité et la richesse de l'esprit de l'homme.

Or, voilà ce vers quoi l'on voudrait nous réduire dans ce procès. Pourtant, Monsieur l'avocat général l'a dit lui-même : il ne faut pas minimiser le contexte dans lequel se sont déroulés les faits.

L'univers concentrationnaire a altéré les convenances, perverti les valeurs, résumé les comportements à un sol mot d'ordre : survivre.

Qui pourrait dire, dans ce contexte, de quoi il aurait été capable ? Si à la place de ces hommes et de ces femmes, il aurait été meilleur ou pire ? S'il se serait montré plus digne ou au contraire abject ?

Quant aux preuves, elles se réduisent à un nom sur un registre.

Est-ce suffisant pour condamner un homme ?

Je ne le crois pas.

Sa fille ne s'interrompit que quelques secondes pour se tourner vers les jurés.

- Mesdames et messieurs, encore une fois, veuillez considérer attentivement les circonstances exceptionnelles dans lesquelles se sont déroulés les faits qui vous ont été exposés. Si celles-ci ne devaient pas plaider en faveur de mon client, qu'au moins elles ne l'accablent pas.

En conséquence, Mesdames et Messieurs, je vous demande d'acquitter monsieur Carl Büchner.

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Derrière les rideaux soyeux de la chambre du premier étage, Adèle observait distraitement l'homme au chapeau crème qui remontait d'un pas rapide l'allée arborée. Le mois d'octobre était bien entamé et la ramure des nombreux chênes et châtaigniers de la propriété flamboyait de couleurs fauves et cramoisies. Les premières feuilles jonchaient déjà le sol et commençaient à s'entasser par endroits, là où le vent tourbillonnant les disséminait. Personne ne s'en préoccupait. Pas davantage que le reste de la végétation laissée à l'abandon.

Quiconque était assez curieux pour pénétrer jusque-là devait absolument avoir l'impression d'une demeure inhabitée depuis longtemps.

Adèle resta encore quelques minutes à vagabonder au grès de ses pensées, bien après que l'homme eut disparu à l'intérieur du pavillon par le double escalier en pierre.

- J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle, avait dit le même homme un certain jour qui paraissait déjà lointain.

Et il avait ajouté :

- Il faut rassembler vos affaires. Je vous dirai tout sur le chemin.

Leurs affaires se résumaient au contenu de la petite valise et du sac qui les suivaient depuis le début. Ne s'attacher qu'à l'essentiel et être prêt en toutes circonstances à se déplacer rapidement, voilà ce qui avait conditionné leur existence matérielle depuis que la guerre avait fait d'eux des nomades. Et, une fois encore, il semblait bien que l'histoire se renouvelait.

Elle avait protesté.

- Sur le chemin ? De quel chemin parlez-vous ?

Mais elle n'avait pas obtenu de réponse. Le temps pressait, visiblement. Ils n'avaient pas d'autres choix immédiats que de suivre aveuglément ce qu'on leur demandait de faire.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant