Chapitre 19

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L'avocat général commença sa plaidoirie en s'adressant directement à lui.

- À la vingtième page de ce registre, je lis : matricule 2 047, suivi de l'initiale K. et du nom Büchner. Une date : le 10 mai 1943, la date d'arrivée au camp et en dernier le nom du camp de transfert : Buchenwald. Derrière la page, il est fait mention des postes occupés durant la période d'internement. Confirmez-vous ces informations, Monsieur Büchner ? Il s'agit bien de vous, sans erreur possible ?

- Oui, répondit-il excédé. Je vous l'ai déjà dit.

- À présent, reconnaissez-vous cette veste ?

Il ne s'agissait pas de sa veste. Il avait brûlé la sienne après son évasion.

- Non.

- Non ? Pourtant il s'agit bien de la même veste noire que portaient les gardiens.

- C'est exact. J'ai dit seulement qu'il ne s'agissait pas de ma veste.

- C'est sans importance.

L'avocat général se retourna alors vers la tribune et les jurés.

- Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Jurés, ces questions ne visaient qu'à rappeler précisément le contexte de ce procès. L'homme qui comparait devant vous, jugé pour assassinats et complicité d'assassinats, n'a pas été qu'un simple prisonnier dans un des pires camps de concentration du régime nazi. Et nous avons tous en mémoire les horreurs que ce seul nom évoque. Il faut constamment le garder à l'esprit.

Le ton de l'avocat montait.

- Car, poursuivit-il, on a tenté de vous faire croire à sa magnanimité. Notamment à travers le fait qu'il ait pu intercéder en faveur de certains prisonniers. Non seulement nous n'en avons pas eu la preuve, mais cela doit-il faire oublier tout le reste ?

À présent, le petit homme, calme et mesuré en apparence, criait presque.

Il ne s'attendait pas à autant de véhémence de sa part.

Il était assommé.

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Quelques jours après avoir expédié la lettre à Paul, un visiteur inattendu se présenta au troisième étage du domicile de l'oncle Huisman.

Les consignes, dans ce cas, étaient claires. Adèle et son père devaient grimper dans la soupente et y rester cloitrés silencieusement jusqu'à ce que leur hôte vienne les délivrer.

C'était une pièce minuscule, accessible par une trappe et un petit escalier escamotable. Adèle avait pris l'habitude de s'y rendre, de plus en plus fréquemment, pour se reposer. Et rêver. Toutefois, l'endroit n'était pas bien isolé. Aussi, pour ne pas se faire remarquer, il convenait de ne pas faire de bruit et de ne pas laisser filtrer le moindre filet de lumière.

La nuit n'était pas loin quand on frappa à la porte ce soir-là. Sur un signe, Adèle précéda son père à l'étage. Ils se couchèrent sur les lattes du plancher, serré l'un contre l'autre, ce qui était encore le meilleur moyen d'écouter ce qui se disait plus bas. Ce n'était pas la première fois qu'ils se retrouvaient dans cette position. Toutes les autres s'étaient finalement avérées sans conséquence. Là, pourtant, un sentiment d'inquiétude, plus fort que d'ordinaire, accompagnait Adèle.

À la première intonation, elle identifia sans hésiter la voix du visiteur nocturne. Celle-ci appartenait à l'homme qui s'était librement introduit chez Paul un certain jour d'orage. Son identité demeurait toujours un mystère. Et comme nombre de mystères, il se nourrissait de la confrontation de fantasmes plus ou moins effrayants et d'espoirs chimériques. Souvent, il lui arrivait de penser à lui et même d'en rêver. Ce n'était jamais sans stimuler le fond d'angoisse lié au personnage qui, dès leur première rencontre, s'était collé dans son esprit comme une tache indélébile.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant