Chapitre 12

26 5 5
                                    


L'homme qui venait de monter à la barre pour prêter serment lui était, pour sa part, parfaitement inconnu. Pourtant, sous la foi de ce serment et sans l'ombre d'une hésitation, l'homme, de son côté, l'avait formellement identifié.

Ce second témoin avait un physique plutôt commun. En dehors des lunettes et d'une petite moustache, il ne possédait aucun signe distinctif qui puisse marquer durablement la mémoire. Encore, ces seuls indices ne voulaient-ils rien dire.

Il avait croisé tellement de visages.

Comment avait-il pu oublier ne serait-ce qu'un seul d'entre eux ?

Il devait à tout prix forcer sa mémoire. Autrement, sa présence ici était superflue. Et puis, ne pas se souvenir c'était s'exposer à des interprétations abusives et arbitraires. Autant de la part des autres que de lui-même.

Le moins qu'il puisse faire était d'écouter.

L'homme commença son histoire et au fur et à mesure du récit, les images lui revinrent en mémoire.

Au milieu de la nuit, le préposé du block français vint le trouver. Il n'était pas seul. Un homme se tenait discrètement derrière lui. À l'épaule, il portait le triangle rouge des prisonniers politiques, brodé sur son costumé rayé.

- C'est un gars du comité, dit le préposé en allemand. Il a été dénoncé. Une vengeance paraît-il. Les SS ne vont pas tarder à lui tomber dessus.

L'homme en question était rasé des deux côtés du crâne. Au milieu, une touffe de cheveux lui faisait une crête ridicule. Sous l'effet du clair de lune, les os de son visage saillaient grossièrement en angles aigus. Ses yeux fiévreux achevaient de lui donner un air de bête traquée.

Le comité était l'une des nouvelles organisations de résistance clandestine qui se formaient au sein de diverses communautés du camp. Ses membres étaient une cible privilégiée par la Gestapo. Il avait déjà contribué à en cacher quelques-uns. Mais cela devenait de plus en plus compliqué. Et sa position l'obligeait à redoubler de prudence.

- Je ne peux pas cette nuit, dit-il au préposé. Trop dangereux. Demain. En attendant, arrange-toi pour le faire admettre à l'infirmerie et fais-le de façon à ce que ce soit crédible.

L'homme devait comprendre un peu l'allemand. Il fut pris d'une peur panique et commença à protester.

Il fallait lui faire entendre raison, pour sa propre survie.

- Traduits, ordonna-t-il sèchement au préposé : c'est l'infirmerie ou une balle.

À présent, il n'avait plus aucun doute.

Le préposé, c'était lui, l'homme aux lunettes et à la petite moustache.


                                         *******************

Adèle était assise de dos avec le grand couteau de cuisine dans les mains. Elle se retourna vivement en l'entendant rentrer, l'air tendu. Paul voulait juste lui annoncer qu'il avait trouvé une solution. Demain, à la même heure, tout serait arrangé. Voilà ce qu'il voulait dire même si sa conviction profonde était que rien, au fond, ne serait arrangé. Tout au plus s'agissait-il d'une mesure de nécessité dictée par la tournure prise par les évènements.

- Je crois que j'ai trouvé, dit-il. C'est pour...

Adèle ouvrit la bouche, mais ses yeux suffirent à exprimer la crainte qui n'avait pas franchi ses lèvres.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant