Chapitre 14

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L'avocat général se leva à son tour, affichant une arrogante décontraction.

- Monsieur le Président, je réclame l'annulation pure et simple de ce témoignage. Il n'aura en effet échappé à personne que le statut du témoin à l'époque dont nous parlons était plus que douteux. Le tribunal ne peut pas, moralement, l'accepter.

Sa fille réagit immédiatement.

- Pardon, Monsieur le Président, nous ne sommes pas en train de juger le témoin. Par ailleurs, il a prêté serment.

Le juge semblait embarrassé.

Au cours de son interrogatoire préliminaire, la personnalité du magistrat lui avait plutôt laissé une bonne impression. Le genre de caractère dont la rectitude et la probité semblaient garantir une impartialité au-dessus des débats passionnés. À présent, il ne savait plus s'il fallait s'en réjouir ou bien s'en inquiéter.

Après avoir consulté ses deux assesseurs, le président appela à lui l'avocat général et sa fille.

Au terme d'un bref entretien dont il n'avait saisi aucune parole, les deux avoués regagnèrent leur place. Le visage de sa fille regardait le sol.

- Mesdames, messieurs les jurés, intervint solennellement le président, il vous est demandé de ne tenir aucun compte des déclarations du précédent témoin.        

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Les derniers vers du « Bateau ivre » entrainaient les pensées de Paul au large du rivage des idées claires où il avait cherché futilement à se raccrocher. Pour finalement abandonner ou plutôt s'abandonner au rythme des mots et aux images qu'ils évoquaient. Des images de gouffre et d'illumination, de noir désespoir et de rêves sublimes.

Cela faisait un bon moment déjà qu'Adèle avait terminé sa lecture quotidienne, faisant place à un silence plein de résonnances lyriques.

- Qui était-il ? Intervint-elle en tournant vers lui ses yeux limpides où n'apparaissait plus aucune trace de la fatigue et de la tristesse qui les encombraient quelques heures plus tôt.

- Qui ça ?

- Arthur Rimbaud.

En même temps qu'il la dévisageait, Paul prit conscience de la signification de son regard sur la jeune fille. Il espérait qu'il traduise sans ambigüité l'admiration qu'il éprouvait. Ses progrès, en peu de temps, avaient été fulgurants. Il ne se lassait pas de se le répéter. Adèle était très intelligente... De cette intelligence qui ne se mesure pas en degrés de savoir, mais dans la rapidité de l'esprit à se saisir des opportunités qui lui sont offertes, à s'en accommoder et à les dépasser.

Adèle avait hérité de cette faculté d'assimilation et de transcendance. Du père ou de la mère, lequel avait laissé son empreinte ? Peut-être bien les deux. À moins que cela remonte à plus loin.

- Ta mère ne t'en a donc jamais parlé ?

- Ma mère disait qu'il n'avait pas besoin de connaître un auteur pour apprécier ce qu'il écrit.

- Qu'il n'y avait pas besoin, corrigea-t-il. Elle avait sans aucun doute raison. C'est un peu comme lorsque tu regardes un tableau. La disposition des couleurs, la géométrie des lignes, l'angle de lumière, tout cela reflète le point de vue du peintre au début. Après, d'une certaine manière, le résultat ne lui appartient plus. Même si son intention était d'orienter ton regard d'une certaine façon, d'éveiller un sentiment plutôt qu'un autre par le choix d'une tonalité chaude ou froide, tu restes tout de même maître de tes impressions. Je ne te parle même pas du sujet qui est, à mon sens, secondaire. À ce stade d'appréciation, est-ce que le fait de connaître le peintre te serait plus utile ? Dirais-tu plus facilement je l'aime ou je ne l'aime pas, en parlant du tableau ? Si tu avais réellement besoin de ça, l'art perdrait sa dimension de liberté. Penses-tu que la poésie, vue de cette manière, soit si différente d'un tableau ?

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant