06. Sur un malentendu

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   Chaque année, en Mars, le lycée organise un évènement appelé la "journée des métiers

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Chaque année, en Mars, le lycée organise un évènement appelé la "journée des métiers." Son nom est quelque peu mal choisi puisqu'elle a lieu un vendredi soir, et s'adresse principalement aux élèves de Terminale, mais les Premières et les Secondes peuvent y participer, elles y sont même fortement encouragées.
De dix-sept à vingt-trois heures, les salles du lycée vont être repensées pour présenter chaque corps de métier, du moins les plus connus, et ce dans les grandes lignes. Des professionnels interviennent, échangent avec les élèves intéressés, et donnent des pistes sur les futures grandes écoles que nous aurons à choisir pour nos vœux post bac.
Toute cette organisation se fait en lien avec les élèves de Terminale, toutes filières confondues. Deux personnes sont associées entre elles pour tenter de proposer un programme qui soit à la fois attractif et intéressant, et elles doivent trouver une idée concrète et réalisable avant les vacances de Février.
Le choix du binôme est imposé par les professeurs, et je ne sais pas comment ils sélectionnent leurs équipes ni sur quels foutus critères ils basent leurs choix, mais j'ai été associée à Magdalena.
J'ai l'impression que le sort s'acharne contre moi.
   C'est en soi un excellent moyen de faire participer les étudiants à la vie active du lycée, et leur permettre de montrer l'étendue de leurs talents dans le domaine de leur choix, mais pour moi, il ne pouvait rien arriver de pire que d'être dans la même équipe qu'elle. Hormis être dans celle d'Antoine, peut-être.
J'ai même été à la vie scolaire pour demander à changer de partenaire, prétextant que j'avais déjà eu un différend avec ma "coéquipière", mais cela m'a bien entendu été refusé.
La directrice m'a même répondu, sur un ton très diplomate, que ce serait "un excellent moyen pour nous de régler ainsi ce différend", et qu'il était "impensable que les élèves puissent s'associer à la personne de leur choix, cela causerait trop d'agitation si c'était le cas, et nous voulons impérativement proposer un mélange hétéroclite de tous les Terminales afin que chaque talent épaule celui de l'autre tout en étant mis en avant". J'ai cru que j'allais hurler.
Franchement, en quoi ça les dérange de changer deux groupes ? Ou de nous rajouter à un autre pour former un groupe de trois ? Quelle ironie du sort.
J'ai pensé à me faire porter pâle, mais évidemment, ce projet rapporte une note qui sera comptée dans la moyenne, et un zéro sur un bulletin, même à coefficient très faible, ce n'est pas très flatteur pour qui que ce soit.
Et puis, je n'ai pas à me démonter devant elle, je n'ai pas à la fuir. Après tout, elle ne m'impressionne pas.

   Nous sommes mercredi après-midi, le vingt-cinq janvier, et nous avons une semaine pour organiser un projet qui tienne la route. Les horaires ont été aménagés pour nous permettre de travailler dessus au moins une heure par jour, mais les groupes sont fortement encouragés à faire des heures supplémentaires sur le temps des pauses et des permanences, par exemple.
   Aujourd'hui, c'est la première fois que je dois me confronter à Magdalena pour mettre en place notre fameux "projet".
J'envie les élèves qui ne se connaissent pas, qui vont se découvrir l'un l'autre et qui, après cette semaine, deviendront peut-être de très bons amis. Il est impensable que cette fille et moi soyons dans ce cas de figure là.
Tout ce que j'espère, c'est avoir l'idée du siècle : à la fois géniale et facilement réalisable, et surtout, rapide, afin de passer le moins de temps possible avec elle.
   J'entre dans la salle qui est consacrée aux organisateurs et la vois, assise à une table au milieu d'autres binômes qui travaillent déjà sur tous les fronts.
Elle a coupé ses cheveux, un carré qui lui arrive au niveau du cou. Ça lui va bien.
Qu'est-ce que je raconte, elle est affreuse !
J'hésite à m'approcher, j'ai envie de prendre mes jambes à mon cou et de partir en courant, mais elle m'a vue et je ne peux pas me comporter ainsi.
Je balaye la pièce du regard et constate avec bonheur qu'Antoine n'est pas sur les lieux. Je soupire intérieurement, soulagée. La pièce n'est pas suffisamment grande pour accueillir tous les Terminales, il a dû être placé dans une autre salle. Est-ce qu'il sait que j'ai été associée avec elle ?
Je m'avance jusqu'à elle, le regard fermé, les dents serrées, et une fois à sa hauteur, je lâche un "salut" froid et concis.
—     Salut., répond-elle tout aussi froidement, mais plus doucement.
Un faible sourire déforme ses lèvres. J'ai envie de la frapper.
Je ne sais pas quoi dire. Je voudrais oublier tout le ressentiment que j'ai envers elle, mais à chaque fois, j'ai l'image de ses échanges textuels avec Antoine et ses photos les montrant ensemble qui me reviennent en mémoire. Je grince des dents.
Elle s'apprête à dire quelque chose, mais je la devance :
—    Tu as déjà une idée ?, je demande.
Je ne m'aperçois qu'après que mon ton était très froid et presque agressif. Je voudrais essayer de calmer la vague de sentiments qui me submerge le corps, mais rien n'y fait.
Je me demande quel "talent" elle est censée avoir, à part celui de séduire les mecs des autres.
Moi, je sais dessiner, je pratique un peu la photo, et je monte même quelques vidéos, parfois, mais elle ? Qu'est-ce qu'elle peut bien savoir faire ?
Elle prend une profonde inspiration et répond :
—     Écoute..., commence-t-elle. Je sais qu'on ne s'aime pas trop, toi et moi...
—    J'avais remarqué., je la coupe, d'un ton volontairement désinvolte.
Son visage change alors radicalement d'expression, une ride de colère se forme au milieu de son front, et sa mâchoire se crispe. Elle se penche vers moi et parle plus doucement, tout en prenant un ton autoritaire.
—    Bon, ce n'est pas parce que tu as fait souffrir Antoine qu'il faut t'en prendre à moi aussi, OK ? C'est déjà assez dur comme ça...
—    Quoi ?, je fais, abasourdie, l'écoutant à peine.
J'hésite entre exploser de rire et tomber de ma chaise. Comment ça j'ai fait souffrir Antoine, moi ?
Elle se braque et se recule légèrement, l'air surpris.
—    Tu l'as quitté..., poursuit-elle.
—    Quoi ?!, je répète, plus fort cette fois, complètement choquée par cette révélation.
Le sang bat dans mes tempes et mes oreilles, je n'entends plus qu'un brouhaha autour de moi, et la voix de Mag me semble très lointaine.
Qu'est-ce que c'est que cette connerie, qu'est-ce qu'elle est en train de raconter enfin ?
Je tente de reprendre mes esprits, je m'accroche fermement à ma chaise afin de ne pas m'évanouir, et je corrige :
—    C'est lui qui m'a quittée.
Un autre mouvement de recul, elle fronce les sourcils. À son tour d'être déroutée.
—    Pardon ?, fait-elle. Ce n'est pas ce qu'il m'a raconté...
—    Qu'est-ce qu'il t'a raconté ?, je demande, à la fois curieuse et énervée de connaître quelle version des faits elle peut bien avoir.
—    Que c'est toi qui l'as quitté., répond-elle simplement d'un ton sec.
C'est incroyable, à peine probable.
J'ai envie d'épiloguer là-dessus, mais Magdalena n'est visiblement pas du même avis.
—    Écoute, ne parlons plus de ça, tu veux ? On a qu'à dire qu'on est simplement là dans le cadre du travail, que nous y sommes contraintes, mais restons courtoises. De toute façon une semaine, c'est très court à passer.
J'approuve d'un hochement de tête. Ça me tue de devoir aller dans son sens.

   Après une bonne heure de travail, nous pouvons enfin nous séparer et sortir de cette maudite salle. Je suis impatiente, mais avant que je ne puisse faire quoi que ce soit, Magdalena pose sa paume sur mon avant-bras pour m'empêcher de me lever. Une décharge électrique parcourt tout mon corps, elle retire alors sa main et j'ai un mouvement de recul.
—    Attends., fait-elle. On doit pouvoir rester facilement en contact pour faire avancer le projet au plus vite. Tu as un moyen d'être facilement joignable ?
J'hésite, je grimace doucement. Je n'ai pas envie d'être en contact d'une quelconque manière avec cette fille, et je sens bien qu'elle non plus. Je ne veux pas lui donner mon Facebook, et je ne consulte que très rarement mes mails, alors il ne reste plus que mon numéro de téléphone. Je me braque. Je ne veux pas lui donner. Et puis, qu'est-ce qu'elle veut dire par "être facilement joignable" ? Et ce que ça signifie qu'elle risque de m'appeler à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit ?
Je relativise : d'un autre côté, elle a raison, pouvoir nous contacter facilement nous permettra de faire avancer le projet plus rapidement, et plus vite il est fini, plus vite je serai débarrassée d'elle. Et puis, si vraiment elle devient trop envahissante, je n'aurai qu'à la bloquer. La technologie est merveilleuse pour ça.
Je me résigne donc et lui dicte mon numéro, qu'elle note dans son répertoire avant de me donner le sien.
—    Autre chose ?, je demande froidement.
Elle nie de la tête, et je peux enfin m'en aller.

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