3 - Crème aux trois chocolats de son Altesse

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Un mois s'était écoulé.

Un mois, sans nouvelles de Meg ou de mon potentiel colocataire. Un mois sans sortir, quand vous avez vingt-trois ans, c'est une torture. Les journées se ressemblaient toutes : métro, boulot, dodo. Mes économies passaient dans un loyer de plus en plus dur à honorer et quelques bouteilles isolées. Bon, peut-être pas si isolées que ça, mais je me rassurais comme je le pouvais. Après tout, c'était comme boire en soirée, à la seule différence que j'étais seule. Je n'avais besoin de personne d'autre pour mettre l'ambiance, que voulez-vous.

À la fin du mois, j'avais à peine de quoi me payer à manger. Dans cette situation, sortir en boîte était un luxe que je ne pouvais me permettre. En cette fin septembre, l'automne avait déjà la mainmise sur la ville et j'avais tiré de mon placard un vieux pardessus élimé. Au fond de la poche, j'avais trouvé un billet d'un dollar, froissé par le temps. Beau geste, quoiqu'un peu inutile, aurais-je aimé dire à mon fumiste d'ange gardien.

Ma routine de petite mamie fut bousculée alors que j'étais occupée à vernir mes ongles devant une rediffusion de Glee. Il était environ dix-huit heures lorsqu'on toqua à ma porte. La démarche dandinante, empêtrée dans une grenouillère à l'effigie d'un charmant extraterrestre bleu – j'ai nommé Stitch –, j'ouvris avec précaution. Il aurait été bête d'accrocher la précieuse couche colorée que j'avais mis si longtemps à étaler sur mes pauvres doigts.

Je manquai de cracher ma tétine lorsque mon invité surprise se révéla n'être autre que... Monsieur Propre. Affublé d'un sac de sport et d'un air grognon, il désigna l'appartement d'un signe du menton.

— Je peux entrer ? Méfiante, je retirai ma sucette et la glissai dans ma poche.

— J'ai déjà acheté des cookies aux scouts.

À bout de patience, le jeune homme me jeta une œillade meurtrière par-dessous ses mèches noires un peu trop longues. Lorsqu'il rajusta sa veste, une odeur de linge propre et de shampoing pour homme vint me chatouiller le nez. Cette dualité le représentait assez bien, puisque tout dans son apparence était comme... aseptisé. Même son visage banal, sans défaut ou qualité marquants, semblait avoir été poli jusqu'à effacer toute trace d'émotion.

En somme : rien d'intéressant.

— On est officiellement colocataires, alors je viens m'installer, m'annonça-t-il.

J'hésitai à lui fermer la porte au nez, en proie à une panique grandissante. N'étais-je pas censée signer des papiers pour approuver une telle démarche ? Il était forcément en train de me jouer une farce. J'avais certes accepté cette colocation pour la forme, mais je n'avais aucune intention d'accepter un nouveau venu dans mon quotidien. Comme un fantôme un peu vicieux, le vague souvenir de mon propriétaire réclamant ma signature pour un papier quelconque me revint à l'esprit. Le fourbe m'avait saisie durant l'un de mes épisodes d'ébriété, il y a de ça une quinzaine de jours, pour que j'accepte cette cohabitation. Oh, j'allais me débrouiller pour lui pourrir la vie à celui-là.

Mais mes plans de vengeance devraient attendre. Je m'étais faite à l'idée de ne plus jamais revoir Ajax, laissée sans nouvelles pendant quatre longues semaines, et voilà qu'il se pointait comme une fleur devant ma porte. Mon cerveau tournait à plein régime, soulignant les bons côtés, mais surtout... les mauvais. Je lui avais à peine adressé la parole que déjà il me courait sur le haricot ! L'icône « argent » se mit à clignoter avec insistance dans un coin de ma tête, puis l'image du petit visage triste de Meg s'imposa à moi. Comme dans un rêve, je me vis m'effacer pour le laisser entrer.

— Ne fais pas comme chez toi, l'avertis-je.

Il soupira, comme on le ferait devant un enfant agaçant, et je me sentis ridicule. Je détestais que l'on me fasse sentir ridicule. Peu concerné par mes états d'âme, Ajax passa une main dans ses boucles brunes avec lassitude et me répondit d'un ton monotone :

My Personal Cookbook [PUBLIÉ AUX ÉDITIONS ALTER REAL]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant