2 - Forêt noire et gueule de bois

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J'avais connu de meilleurs réveils. L'endroit où je me trouvais empestait l'alcool et le vomi, un cocktail peu ragoûtant et pourtant familier. Ankylosée, je me redressai tant bien que mal sur ma couche sommaire et étudiai la rangée de barreaux qui me privait de toute liberté. C'était donc la cellule de dégrisement, cette fois. Une appréhension étrange parcourut mes terminaisons nerveuses, presque similaire à celle qui vous parcourt lorsque vous vous cognez le petit orteil : vous n'avez pas encore mal, mais vous savez que ça va arriver.

La douleur arriva avec la délicatesse d'un éléphant sous amphétamines dans un cours de danse classique. Dans un geste rodé par l'habitude, je me penchai au-dessus des toilettes couvertes de taches suspectes et rendis l'intégralité de mon dîner de la veille. Lorsque mon estomac décida de mettre fin à ses caprices, je me laissai retomber sur la couchette, frissonnante et prise de migraine. Puisque personne n'était décidé à me sortir de là, je n'avais plus qu'à attendre. Croyez-en mon expérience, supplier ne ferait qu'énerver vos geôliers déjà sur les dents après une nuit passée à materner une bande d'ivrognes.

Je profitai du répit qui m'était accordé et me massai les tempes pour tenter de déloger le pivert qui s'acharnait façon Woody Woodpecker sur mes méninges.

Il fallait que je me souvienne comment j'avais atterri ici. Quelques brumes de souvenirs s'agitèrent paresseusement dans mon cerveau. Je me rappelais m'être moquée ouvertement d'un garçon au prénom bizarre. Jarvis, Jazz, je ne sais plus... Confiée par Carlotta aux bons soins de Celio, j'avais ensuite bu jusqu'à oublier sa présence et peut-être dansé sur quelques tables... Le reste de la soirée se perdait dans les remous d'alcool qui menaçaient de remonter ma gorge.

La grande aiguille de l'horloge qui cliquetait sur le mur face à ma cellule fit deux fois le tour du cadran avant qu'un agent vienne annoncer ma remise en liberté. Mon premier réflexe fut de chercher Meg des yeux. À mes réveils de cuite, elle était toujours là, son mètre cinquante-six de bout de femme attendant des excuses platement présentées.

« Tu ne sais pas te limiter, Ady ! La prochaine fois, c'est à l'hôpital que je devrai venir te chercher ! » Tel était son sempiternel discours, martelé avec la conviction d'un exposé politique et cela, sans aucune compassion pour la douleur qui perforait mon crâne. Autrefois, ces longues tirades moralisatrices me faisaient soupirer. Ce jour-là, j'aurais vendu ce qui restait de mon âme pour les entendre.

Mais ma meilleure amie était maintenant mariée et nos belles années de beuverie s'achevaient. Elle pensait déjà à construire une maison, adopter un enfant, et toutes ces autres étapes significatives dans la vie d'un couple. Meggie Anconetti. Ce simple nom sonnait comme une page tournée sans un regard en arrière.

Le cœur lourd, je me rendis à l'accueil pour remplir les quelques formalités requises après une nuit en dégrisement. Dès que l'on me tendit la caisse dans laquelle se trouvaient mes effets personnels, je m'empressai d'extraire ma tétine de ma pochette sous le regard effaré du standardiste. Si le mal de dents se combinait à la migraine, je ne donnais pas cher de la peau du prochain qui croiserait mon chemin. Peut-être était-ce comme ça que débutaient les serial killers ? Pour ma part, un mauvais lendemain de soirée était une excuse suffisante pour justifier un homicide.

Il fallait toutefois voir le côté positif des choses : j'étais toujours en possession de mes papiers et je connaissais ce coin de Jancaster. Je me trouvais un peu à l'est du quartier industriel, dans une cité tranquille pas loin des docks. Une partie de l'histoire restait cependant dans l'ombre. Comment avais-je pu faire le trajet depuis l'emplacement de la soirée – qui se trouvait à plus d'une heure de route – jusqu'ici ? Je préférais ne pas le savoir.

Encore comateuse, je choisis de ne pas rechausser mes talons. Une chute était la dernière chose dont j'avais besoin. Un rapide coup d'œil à ma montre m'informa que je devais être au boulot dans moins d'une heure. Et la cerise sur le gâteau ? Plus loin, sur l'immense façade d'un immeuble devant lequel je passais tous les jours, les visages imprimés de Carlotta et Celio souriaient de mon malheur.

My Personal Cookbook [PUBLIÉ AUX ÉDITIONS ALTER REAL]Wo Geschichten leben. Entdecke jetzt