L'homme

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Je décide de vérifier qu'il n'y a pas d'autres enregistrements avant de reprendre l'écoute, et bien m'en prend : l'appareil contient en fait plus d'une vingtaine de séquences « musicales ». Je me place sur la première, puis lance l'écoute : la voix d'un homme, calme et posée, se met à me parler. J'écoute ce premier morceau, puis passe au suivant, puis au suivant, et ainsi de suite. Au fil de mon écoute et des minutes qui passent, je me surprends à regarder très fréquemment à l'extérieur, à essayer de deviner dans cette nuit noire qui enveloppe la maison quelles bizarreries pourraient se tenir ; et lorsqu'un éclair déchire la pénombre et révèle les contours rectilignes des bâtiments alentours, je ne peux m'empêcher de frissonner en attendant le grondement sourd qui résonnera aussi là-haut, dans la montagne. Sauf que dans la montagne, il n'y a pas de maison où se mettre à l'abri. Et qu'il y a des choses qui rôdent.

Je viens d'écouter le dernier enregistrement. J'ai pris vingt ans. J'ai froid, j'ai mal au crâne, et les courbatures générées par ma sortie et le fait que je sois assis, immobile, depuis plus d'une heure, paralysent mon corps. Je ne crois pas – je ne peux pas me permettre de croire – ce que j'ai entendu. Et pourtant cette voix, terrible, de plus en plus terrible, respire la sincérité. Et la peur bien sûr. Non, en fait, pire que ça : une espèce de terreur hallucinée, celle qui vous paralyse lorsque, tout gamin, en pleine nuit, éveillé par un cauchemar, vous venez de regarder sous votre lit, et que vous avez aperçu deux yeux rouge luisant d'une malveillance à l'état pur sur le visage de Chita, votre singe en peluche.

Je ne sais pas quoi faire de ce sac : mon envie la plus forte est d'aller le jeter immédiatement aux ordures. Ce qu'il représente n'a absolument rien de rationnel, et les Gendarmes n'auront de toute manière aucune idée de la façon de traiter cette affaire. Ils risquent même de me chercher des noises, comme si j'avais monté un canular... Mais oui : un canular ! Et s'il ne s'agissait que de ça en fait ? D'un type qui s'est dit « Tiens, on va rigoler un peu, je vais faire une bonne blague » ? Mais dans mon for intérieur, je ne crois pas un seul instant à cette possibilité. Je suis même presque sûr que si je faisais des recherches – je n'ai jamais fait ça, mais désormais avec Internet tout doit se retrouver – je tomberais sur une disparition inexpliquée, survenue l'année dernière, ou peut-être celle d'avant, dans les environs ; celle d'un randonneur, en vacances en Chartreuse... enfin, en Chartreuse... c'est ce qu'il croyait.

C'est décidé : je vais détruire moi-même le sac et le lecteur MP3. Je suis certain qu'il n'y a plus rien à faire depuis bien longtemps pour le malheureux, et de mon côté je préfère ne pas être mêlé à une affaire telle que celle-ci. Je préfère d'ailleurs ne plus y penser. Je crois aussi que je vais laisser passer un peu de temps avant de ressortir en montagne. Et puis bien sûr, jamais plus je ne m'écarterai des chemins balisés.

Il est plus de minuit. J'ai terminé la retranscription des paroles du malheureux. Je ne sais pas pourquoi j'ai décidé de le faire. Sans doute un hommage muet à cette victime du hasard. Je me dis que j'aurais pu être à sa place. Encore un frisson. Ce ne sera sans doute pas le dernier. Je jette un regard à l'extérieur : la nuit est calme, tout semble normal. Pourtant je sais que dans la montagne, vers l'est, quelques centaines de mètres plus haut, en bordure de la forêt, un sentier s'enfonce dans un ailleurs qui, lui, n'a rien de normal. Absolument rien.

Stairway to hellWhere stories live. Discover now