La mort et les chevaliers - partie 2

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Je me réveille en sentant des mains m'agripper et retirer ma tunique. J'ouvre les yeux, à peine, pour ne pas donner l'alerte. Mais comment vais-je me sortir de ce piège ? Je peux à peine bouger les doigts ! Qu'est-ce qu'elle me fait ?

Elle me lave.

Je sens la honte m'embraser des pieds à la tête. Je ne suis plus un homme. Même plus un nouveau-né. Au moins, on peut mettre de l'espoir dans un nouveau-né. Se dire que ça ne peut que s'arranger. Moi non. Seule la Mort, cette vieille salope, viendra arranger la situation...

Je n'ai pas de blessures. Je ne crois pas être malade. Je suis vieux, et c'est la plus humiliante des fins pour un guerrier.

Si seulement j'en avais la force, je me tuerais tout de suite.

La femme, Yena, n'a pas l'air à la fête non plus. Elle n'a rien du dévouement d'une infirmière ni d'une sœur des Sept-Esprits : elle serre les dents et me nettoie comme si la crasse qui me recouvre sûrement l'avait insultée. Je voudrais que quelqu'un d'autre s'occupe de moi. Je ne crois pas qu'elle veuille mon bien. On lui a dit d'être là, et elle fait son devoir. Qui est-elle ? Elle a dit quelque chose à propos des Rats...

Un Rat m'aurait achevé, lui. Il ne me laisserait pas crever à petit feu, dans la honte et la pourriture. Au moins il m'aurait pillé avant de me laisser me débrouiller seul, donc mourir. Ils ne s'en rendent pas compte, mais c'est une forme de pitié.

Est-elle de mes parents ? Ma fille ? Ça expliquerait tout.

Je le lui demande.

Son visage se ferme.

« Non, messire, je ne suis pas votre fille. Je suis votre ancienne écuyère. Yena. »

J'ai envie de lui demander si j'ai des enfants, mais je me retiens. Je ne pourrais pas me fier à ce qu'elle me dirait. Elle tient des propos absurdes. Une femme ne peut pas être écuyer, ce serait se moquer des Sept-Esprits et du Royaume entier. Nous, les chevaliers, connaissons l'honneur.

Elle me recouvre soigneusement. Elle est en colère, encore. J'ignore si elle a été un jour écuyère, mais je ne peux nier qu'elle a tout d'une guerrière, à commencer par une puissante énergie. Oui, elle serait plus à sa place à massacrer des gens sur un champ de bataille que dans une masure qui tombe en ruine, à veiller sur un vieil homme qui perd la tête...

Pourquoi n'y a-t-il aucun de mes compagnons à mes côtés ? Sont-ils tous morts ?

Je le lui demande.

Elle explose :

« Parce que vous avez agi selon le Droit, comme le veulent les Sept-Esprits, et pas selon les ordres du Roi ! Et que tous ces ingrats vous ont abandonné les uns après les autres. J'ai demandé de l'aide - je sais bien que je n'ai rien d'une sœur des Sept-Esprit ! Moi, je suis chevalier, je me bats pour protéger le Royaume. Je ne sais pas prendre soin d'un malade ! Et eux sont tous partis ! Ils vous avaient tous promis amitié, aide, soutien, et ils sont tous partis ! Ils ne savent même pas si vous êtes mort ou vivant ! Vos parents ne vous reconnaissent plus, votre seigneur vous a renvoyé, vos bâtards profitent de vos largesses passées et vous ont oublié aussi, et même votre dernier écuyer a pris la fuite. Vous... »

A ce moment-là, elle me regarde et se met la main sur la bouche, comme un enfant. Je sens les larmes couler sur mes joues.

Je suis donc seul.

La seule personne au monde à se soucier de moi, je l'ai injurié en pensée. Ce n'est pas de sa faute, si elle n'est pas douce ni souriante. Elle...

« Tu es chevalier ? Comment est-ce possible ?

Elle s'agenouille près de mon lit. Ma voix avait tremblé comme une feuille dans le vent, en posant cette simple question. Je ne veux plus penser à ce qu'elle m'a dit.

‒ Vous étiez dans une mauvaise posture, messire, et personne ne vous aurait confié son fils comme écuyer. Vous êtes venus me chercher, parce que mon père était chevalier, et que vous saviez que ma mère me laisserait partir avec vous. Tout le monde m'a prise pour un garçon, messire. Et j'ai prononcé mes vœux d'écuyer avec mon véritable nom, devant les Sept Pierres elles-mêmes. Même le roi ne pouvait briser ces vœux. Votre seigneur de l'époque, le prince Etrix, vous a renvoyé. Vous êtes devenu chevalier errant. Et je vous ai suivi. Vous m'avez appris à protéger le faible et l'innocent, à lutter pour la justice des Sept-Esprits, même quand la loi officielle n'était pas de notre côté. Et j'ai appris à me battre à l'épée, à cheval... Tout ce qu'il fallait. Nous avons participé à des batailles. Le prince Aragan m'a pris pour écuyère à son tour. Et il m'a adoubée chevalier à la bataille de Malar, avec l'épée encore couverte de sang que j'avais arrachée au Seigneur des Corbeaux. J'avais vingt-deux ans. C'est tard, mais vous étiez fier de moi quand même. »

Elle soupire et se redresse. Puis se penche et, maladroitement, essuie mes joues.

« Pardonnez-moi, messire. Je n'aurais jamais dû vous parler ainsi. C'est juste qu'on en a vu des dures, vous et moi, pendant toutes ces années de misère, et ça me rend triste de vous voir ainsi. Et que vous m'ayez oubliée, bien sûr. Faut pas vous faire de mouron, messire. Vous n'avez pas la reconnaissance des hommes, mais les Sept-Esprits savent que vous êtes un Chevalier, le meilleur et le plus noble de tous. Vous n'êtes pas doué en politique, c'est tout. Et vous êtes un peu trop porté sur les femmes mariées à des seigneurs puissants et pas commodes, c'est sûr. Vous vous souvenez ? Dame Dina, dame Mylone, damoiselle Emyla... Vous aviez un sacré succès.

‒ Elles aussi... elles m'ont oublié, n'est-ce pas ?

‒ Je ne sais pas. Je pense que non. Mais elles n'ont pas le pouvoir de venir librement.

Des femmes m'aimaient... Oui, cela je veux bien le croire.

‒ Mieux vaux qu'elles... ne me voient pas... dans cet état, non ?

Je suis si fatigué que je peux à peine finir mes phrases.

‒ Sans doute, messire.

‒ Et toi... tu resteras avec moi ?

‒ Oui, messire. Jusqu'à ce que quelqu'un de plus compétent vienne me remplacer, ou que la Vieille Salope débarque.

‒ La Vieille Salope...

‒ La Mort, messire. La Camarde, la Vieille Peau, le tas d'os... on lui avait donné pas mal de surnoms. Elle nous a pris pas mal de compagnons, aussi. C'est mieux que vous ayez oublié.

‒ Qui prie pour eux ?

‒ Je prie tous les jours, messire. Et je prierai pour vous aussi, quand le moment sera venu. »

Mais que quelqu'un la fasse taire ! Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas finir de pourrir dans cet endroit pourri, entre les mains d'une folle, abandonné par tous ceux qui devraient... qui devraient...

Au nom de quoi suis-je sûr qu'on doit le respect ? Je ne me souviens de rien. Je crois, je suis sûr, je mérite les égards dus à un chevalier, un guerrier... Pourquoi personne n'est à mes côtés, alors ? La mort d'un guerrier est une affaire d'homme. Je ne veux pas mourir avec pour toute compagnie une femme qui attend que j'y passe pour retourner à ses affaires.

Yena a dû comprendre qu'elle était maladroite en mots comme en gestes. Elle n'a plus rien dit de tout le jour.

Et à nouveau, le brouillard m'avale...





Le Royaume des Sept-EspritsWhere stories live. Discover now