La souveraineté du vide

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Cabinet du docteur Pages

— Madame Thilmann ?

Ma vue est trouble et mes yeux sont comme rivés à un point invisible dont je ne peux me détacher :

— Madame Thilmann ?

Je me tourne vers ma thérapeute. Elle me fixe derrière ses lunettes à cerclage noir avec un air intrigué. J'ai décroché, encore.

— Ce sont vos absences ?

Je reste impassible. Je réponds intérieurement, cachant mes pensées.

À votre avis.

Ils pensent que je souffre mais c'est faux. Je ne ressens rien, que du vide. Lors de mon accident les plombs ont sauté et depuis j'ai effacé tout un pan de ma vie. Blackout les gars. Je reviens à ma psy qui m'observe comme si quelqu'un avait appuyé sur le bouton « pause » de la télécommande. Je soupire.

— Oui, oui, en effet ce doit être ça.

— Avez-vous des souvenirs qui reviennent ?

J'esquisse un sourire en balayant du regard le bureau au décor pastel et chaleureux.

— Pas le moindre je suis désolée. Je peux y aller ?

C'est à son tour de lâcher une douloureuse expiration. Il faut que je parte au poste, je viens juste de prendre mes fonctions et je n'ai pas envie d'arriver à la bourre juste parce qu'on essaie une fois de plus de violer mon inconscient. Elle finit par obtempérer, ce qui me soulage partiellement. On pourrait croire que j'essaie d'échapper à un interrogatoire trop personnel mais il n'en est rien. Je m'ennuie, c'est tout. Je sors mon agenda pour inscrire le prochain rendez-vous et mon carnet de chèque pour la rémunérer. Je ne l'ai jamais vue aussi joviale qu'en cet instant. Elle tente une nouvelle approche :

— Avez-vous essayé la psychogestionnelle ou l'hypnose régressive ?

— Non.

Sociopathe amnésique je suis, sociopathe amnésique je veux rester. Je me penche au-dessus du bureau pour lui serrer la main :

— Merci beaucoup madame Pages. J'y songerai.

Beau verbe Estelle, songer va avec « tu peux toujours rêver » et « dans tes rêves ». Je regagne ma Corsa et je file au commissariat. Personne ne me connait encore, quand je passe la grande porte de fer et de verre pas de salut protocolaire, pas de sourire hypocrite, si ça pouvait durer ! J'intercepte un lieutenant dans le couloir pour demander mon chemin :

— Excusez-moi je cherche le bureau du commandant Dupin ?

Il m'observe un instant en se demandant ce que je fais ici, à errer dans les locaux de la PJ.

— C'est pour quoi ?

Je jubile, je lui tends une main volontaire :

— Commandant Thilmann.

Il écarquille grand ses yeux. Oui mon grand, le commandant Thilmann est une femme. Et maintenant accouche !

— Commandant ! Honoré de faire votre connaissance : Lieutenant Bosc. C'est à l'étage, je crois que Dupin n'a pas vidé toutes ses affaires. Mais le divisionnaire Michel vous attend pour faire les présentations.

Chouette, chouette, chouette. J'adore ça ! Les présentations en public c'est comme le sexe en soirée, c'est bon quand c'est court. Bosc semble prédisposé à m'accompagner et je le suis. La grande salle meublée de bureaux en box est envahie de monde mais personne ne m'a remarquée. Je respire l'odeur familière de l'encre, du papier chaud et de la sueur. Puis nous nous arrêtons devant un homme corpulent et court sur pattes accompagné d'un officier d'une stature plus élancée, très athlétique. Ils pivotent et me dévisagent au moment où le lieutenant Bosc les interrompt :

LIZ - Traque en eaux troubles (Publié sous contrat aux éditions Élixyria)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant