72 minutes

421 35 21
                                    

Le sixième étage du Federal Bureau of Investigation de Los Angeles est en ébullition. On se croirait dans un film policier hollywoodien, sauf que les visages des agents du FBI ne portent aucun maquillage et que leurs gueules ne disent rien à personne. Pas d'assistantes attentionnées derrière les caméras, pas de metteur en scène habité par sa mission sacrée, pas d'armée de techniciens et de figurants grouillant dans un entrelacs de câbles, de bobines et de projecteurs. Rien que des visages habitués à la froide lueur des moniteurs d'ordinateur, aux lumières crues des lampes à interrogatoire, au soleil tiède des bas-fonds californiens, là où même la lumière arrive grise et nue.

Pourtant les tempes sont humides et les dessous de chemises ternis. L'angoisse et l'anxiété suintent de partout. Seul un homme semble goûter l'ambiance de désolation qui plombe cette ruche où bourdonnent les sonneries de portables. Richard Bullit fend la foule des agents, questionnant, observant, lançant des ordres qui sont à leur tour répercutés, précisés, répartis.

55 ans, 1m85, roux avec un cou de taureau et le torse d'un bœuf, la face souvent rougeâtre et les narines dilatées : rarement chef de service à au Los Angeles Police Department n'avait autant collé à son surnom : le Bull. « Dozer » pour le petit personnel et les loufiats de seconde zone des ruelles de L.A. qui connaissent la tignasse flamboyante et craignent les « séances de manucure » du patron. Bullit fait partie de ces flics de romans noirs des années 6O, éloquents comme des remorques et plus familiers du langage des poings que de la rhétorique ampoulée de l'académie de police. Il cogne et cogne fort. Trop parfois. Ses méthodes d'un autre âge l'avaient mis dans le collimateur de plusieurs juges fédéraux mais ses résultats incontestables en matière de grand banditisme lui valaient la protection des édiles locaux en quête de succès sécuritaires... et publicitaires. Jusqu'au dérapage de trop. Une affaire sordide comme le sont toutes celles comportant de la drogue dure, des dealers camés, des balles perdues et des enfants, toujours là où il ne faut pas.

Pour arranger tout le monde l'encombrant inspecteur avait écopé d'une promotion de bureau : il était passé premier adjoint de la section antiterroriste de la capitale fédérale. Il avait quitté les rues de L.A. – au grand soulagement des petites frappes et des grands moralisateurs en robe noire – pour les bureaux climatisés de Sacramento. Promotion méritée pour les uns, mise en cage pour d'autres. Tout le monde semblait satisfait. Sauf le principal intéressé et celui à qui il avait pris la place : Douglas Ripper.

Douglas Ripper, c'est le petit type en chemise blanche et cravate noire qui suit le colosse en chemise à fleurs. Il est le deuxième adjoint de la section antiterroriste de Sacramento, ambitieux, compétent, décidé, mais moins charismatique que son collègue et partenaire administratif. La place de 1er adjoint lui était normalement toute dévolue. Ses états de service étaient excellents, même s'ils tapaient dans un autre registre que ceux de Bullit. Ses méthodes étaient moins « percutantes », plus confidentielles et discrètes, laborieuses mais finissaient toujours par payer. Même si les Network de la côte Ouest lui reprochaient son manque de brio. « Je ne travaille pas à Hollywood mais à Sacramento » avait-il coutume de déclarer aux journalistes soulignant sa discrétion. Il avait la confiance du grand manitou de l'antiterrorisme californien, Matt Davler, et le soutien de toute l'administration centrale de l'Etat. Tout cela n'avait pas suffi face au feu croisé des intérêts politiques et électoraux du gouverneur et de l'Attorney General, pressés de se débarrasser de leur « héros » après le bain de sang de trop.

Alors Douglas Ripper s'était tu et avait bossé avec son nouveau collègue à la coordination de toutes les brigades de l'Etat. Une moitié d'Etat chacun : le nord et Sacramento à Ripper, le sud et L.A. à Bullit. Une moitié d'étage chacun : nord pour l'un, sud pour l'autre. Et ainsi de suite. Ils ne s'apprécient pas mais collaborent facilement dans la mesure où ils ne se rencontrent que rarement, toujours sous les hospices de leur patron commun Davler et jamais pour autre chose que des affaires déjà planifiées. De plus, Bullit s'absente souvent pour suivre de plus près les opérations enclenchées et « sentir l'odeur de l'asphalte » comme il se plait à le répéter à ses collaborateurs. De facto la cohabitation avait trouvé son équilibre et malgré sa dualité le service fonctionnait, ce qui arrangeait les affaires de tout le monde.

Mais depuis une semaine tout a basculé.

72 minutesWhere stories live. Discover now