5 (la fin)

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Un bruit de bagarre attira mon attention. Quatre humains entouraient Seigneurial, se démenant pour le faire passer de l'autre côté de la grille. L'un d'eux le piqua avec un instrument contendant près de la queue pour le faire avancer mais celui-ci, vif comme un serpent qui mord, fit un quart de tour pour l'encorner. La violence de son attaque fut telle qu'il fut projeté contre la paroi et se retrouva face contre terre poussant des gémissements. Il avait sur le côté une blessure qui saignait abondamment.

Ils commencèrent à battre et à bousculer Seigneurial jusqu'à ce qu'un nouvel arrivant brandisse une sorte de matraque noire qu'il actionna sur son dos. Le taureau tomba puis tenta de se relever en donnant au passage un coup de corne à un autre humain qui l'évita de justesse. L'homme revint à la charge. Il parvint habilement à poser sa matraque mystérieuse sur le front de Seigneurial et l'activa une nouvelle fois. Ce ne fut qu'à ce moment là que Seigneurial s'écroula.

L'humain qu'il avait encorné et lui étaient couchés l'un contre l'autre comme un cavalier blessé à côté de son cheval mort. Sauf que Seigneurial était encore vivant.

Péniblement on réussit à lui faire traverser la grille après l'avoir attaché par les cornes, le cou et les pattes de devant.

De l'endroit où je me trouvais, je ne voyais pas ce qui se passait au-delà de la grille. Je dus me déplacer. Il y avait plus loin une ouverture et ce que je vis me hantera toute ma vie. Des dépouilles de vaches et de taureaux de toutes origines dont Génine et Noir-Acier étaient accrochées par les pattes arrière à des crochets suspendus, se vidant de leur sang la gueule ouverte.

Bientôt, la dépouille de Seigneurial fut accrochée à son tour. Il était à moitié conscient, roulait des yeux et lançait de faibles meuglements quand l'un des humains s'approcha en chantonnant, plongea la lame d'un long couteau dans sa poitrine et fit un trait jusqu'à la base du cou. Un geyser de sang s'échappa de l'ouverture pour arroser l'homme. Celui-ci fit un pas en arrière en se protégeant brièvement le visage de la main.

Seigneurial commença alors à balancer les pattes avant comme s'il essayait de les poser sur un sol imaginaire. Toujours en chantonnant, son bourreau fit faire au couteau le même trajet en sens inverse. Alors les viscères fumants et malodorants tombèrent sur le sol dans un bruit semblable à une étoffe trempée d'eau qu'on lâche sur une surface dure.

Une mixture épaisse composée de bave, de morve et de larmes s'écoulait de son mufle formant un fil gluant en direction du monticule de viscères jonchant le sol. Après un étrange meuglement sifflant qui fit tressaillir tous les animaux encore vivants, Seigneurial s'ébroua une dernière fois avant de s'immobiliser pour de bon. Deux autres humains vinrent nettoyer le sol tandis que le premier, toujours de bonne humeur, chantonnait en passant à la bête suivante.

On me remit dans la cage sur roues. Il y avait eu une erreur. Mon tour n'était pas encore venu. Sur le trajet de retour, toute la lumière se fit dans ma tête : ils ne se délectaient pas seulement notre lait, ils se nourrissaient de notre chair.

C'est alors que je compris qu'ils nous élevaient, s'occupaient de nous, nous nourrissaient, nous soignaient dans l'unique but de nous tuer un jour. Que ce qu'ils faisaient avec nous, ils étaient capables de le faire avec leurs semblables pour peu qu'ils trouvent la bonne raison, la bonne différence, celle qui rend les actes excusables.

C'est alors que je compris que l'horreur était humaine. Que l'horreur a toujours été humaine. Que nous-autres bovidés finissons d'une façon ou d'une autre dans leur estomac.

Non, ce que Noir-Acier disait tantôt n'était pas le signe d'une quelconque folie. Ses paroles tournèrent dans ma tête en une litanie entêtante : « Ils sont notre cimetière. Ils sont notre cimetière. Ils sont notre cimetière. »  

SeigneurialOù les histoires vivent. Découvrez maintenant