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Les semaines passèrent. Nous profitions du peu de répit que nous avait accordé la catastrophe : il n'y eut pas d'insémination, seulement quelques saillies dont, fort-heureusement, je ne fus pas. Deux vaches, Amélie et Maya, avaient mis bas et leurs petits leur avaient été immédiatement retirés. Seul leur lait intéressait les humains.

Les Alpes étaient magnifiques, les vallons succédaient aux vallons, la verdure printanière commençait à prendre des teintes plus foncées à mesure qu'on glissait vers l'été. Dans le lointain, on voyait les conifères s'aligner par vagues et la prairie gagner en austérité se délestant petit-à-petit des ses milles fleurs de printemps. Nous étions entrés dans une routine qui ne fut perturbée que par les enleveurs de bétail.

Ils venaient tous les deux mois. Cette fois, un peu plus tard à cause de la catastrophe qui avait ralenti la vie de la ferme. Ils avançaient vers nous depuis la ligne d'horizon dans une immense cage montée sur des roues dont nous connaissions le bruit mieux que quiconque. Ils venaient prendre certains d'entre nous pour les mener vers une destination dont ils ne reviendraient jamais.

Ce jour-là, ce fut mon tour. On choisit aussi Génine, la plus âgée d'entre nous, Hibiscus dont la production de lait avait beaucoup baissé et Alina qui sortait à peine de vêlage.

Ils mirent en marche les roues de leur cage brinquebalante, traversèrent des endroits dont je n'avais jamais soupçonné l'existence, se faufilèrent tantôt entre des hameaux, tantôt au milieu d'effrayantes constructions, dépassèrent un nombre incalculable d'humains et finirent par s'arrêter devant la bâtisse la plus sinistre qu'il m'ait été donné de voir.

Le bâtiment était fait de métal et de matière dure, sa couleur était grise, sa structure un peu tassée. Il ne portait aucune décoration, rien qui apportât un semblant de vie. L'ensemble était triste mais pas silencieux. Nous entendions les cris de détresse de plusieurs sortes d'animaux. Nous sentions l'odeur fétide du sang. Nous entendions les interjections des humains. Et les ondes d'effroi émises par tous ces êtres s'immisçaient en nous jusqu'aux plus insondables tréfonds de nos âmes.

On nous fit attendre dans un endroit humide au sol jonché d'excréments avant de nous conduire à travers un dédale de couloirs faits de barres métalliques, construits de façon à ce que nous ne puissions avoir aucune échappatoire. Nous pouvions juste avancer ; poussés ou battus à la moindre tentative de reculade, au moindre ralentissement.

L'issue de ces couloirs était un espace exigu qui donnait sur une épaisse grille coulissante. Les humains présents portaient des tenues maculées de sang, comme partout en cet endroit. Même l'air que nous respirions en était souillé.

Je pleurai sur mon sort quand je remarquai dans un coin une bête majestueuse dont la posture différait de toutes les autres tant elle essayait de garder une certaine prestance. Je reconnus Seigneurial.

Un humain se fraya un passage jusqu'à moi, consulta l'étiquette que je portais à l'oreille puis hurla quelque chose à ses homologues. Ces derniers, après un bref conciliabule, me prirent par le collier et me conduisirent dans un local adjacent d'où je voyais la pièce où je me trouvais tantôt.

Un vieux taureau fit son entrée dans la pièce. Il en imposait tellement par sa taille que tous les autres semblaient petits à côté. Je reconnus immédiatement Noir-Acier, l'ancien adversaire de Seigneurial. Des circonstances ou de l'âge, je me demandais ce qui lui avait fait perdre la raison car il meuglait à qui voulait l'entendre : « Ils sont notre cimetière ! Ils sont notre cimetière ! »

SeigneurialOù les histoires vivent. Découvrez maintenant