Comment Je suis Devenue Célèbre au Daghestan

259 10 1
                                    

          J'avais rendez-vous avec Shamil à Sotchi. Je partirais de Paris, lui d'Istanbul, pour nous rencontrer là-bas et poursuivre notre chemin ensemble vers le Daghestan.

            Shamil est danseur à Istanbul. Comme tous les Turcs d'origine caucasienne, il a grandi dans la culture de la danse. Depuis son enfance, il exécute ces danses frénétiques débordantes d'une énergie extrêmement virile, tout en étant pourvues d'une grâce étonnante.

           Nous avions donc décidé d'aller voir sur place, dans leur berceau, ces danses explosives comme si elles étaient exécutées sur un champ de bataille. En outre Shamil avait des projets pour établir des passerelles culturelles avec cette petite république caucasienne d'où étaient originaires ses aïeuls. Quant à moi, loin de la danse sauf en tant que spectatrice, je m'intéressais surtout, en tant que journaliste, à la situation politique actuelle dans ce pays où personne ne se rendait, pour la raison toute simple que le Daghestan était devenu, au cours des dernières années, un trou noir où les gens disparaissaient. La séquestration y était devenue presque un sport national. Pas seulement pour des raisons politiques, mais aussi pour des raisons tout bassement pécuniaires. On enlevait les gens pour obtenir une rançon plus ou moins proportionnelle à leur importance ou aux moyens dont disposaient leurs familles. Même en l'absence de moyens réellement existants, on prenait en considération le potentiel des proches des intéressés à mobiliser telle ou telle somme financière pour récupérer un être cher, un businessman ou un dirigeant politique dont la présence serait indispensable pour l'organisation dont il avait la charge. Mais parfois, malgré le paiement d'une rançon, on ne récupérait que la tête tranchée du corps de la victime.

           Les prix oscillaient entre dix mille et cinq cent mille dollars, allant même jusqu'à un million dans le cas de journalistes étrangers ou d'employés occidentaux des organisations humanitaires (qui s'étaient d'ailleurs pour la plupart retirées du pays à la suite de quelques cas dramatiques).

           Shamil ne savait pas tout cela. Il avait encore de la famille là-bas et il comptait sur leur aide pour toute recherche artistique et tout contact avec les gens du pays. Moi, je comptais sur ma bonne étoile, sur la prudence et une extrême discrétion dans mes démarches. Personne ne devrait remarquer la présence d'une étrangère dans le pays, et encore moins d'une étrangère journaliste.

         Juste une semaine avant la date convenue de notre rendez-vous à Sotchi, un Tupolev russe qui reliait Moscou à cette station balnéaire de la Mer Noire explose en plein vol. Un deuxième avion de ligne, décollant pratiquement au même moment de la capitale russe encore vers le Sud, s'écrase dans des conditions presque identiques. Avaries ou attentats terroristes, on ne sait pas encore. Selon certains, c'est un miracle que ces vieux appareils qui datent de l'époque soviétique puissent encore voler, surtout quand on sait le peu d'efforts consacrés à leur entretien. Selon d'autres, tout fait penser à des bombes qui auraient été placées à bord. Quelle qu'en soit la cause, le bilan humain est très lourd : 90 morts.

        Shamil m'envoie un mail pour s'excuser. Vue la situation tendue en Russie, il a annulé son voyage. Il est déjà trop stressé dans son travail et il n'a pas besoin de se payer encore quinze jours de tension et d'angoisse supplémentaires dans un pays en proie à la violence.

         Je le comprends. Les deux catastrophes dont l'une concerne plus précisément Sotchi, me donne, à moi aussi, un inexplicable frisson dans le dos comme si j'avais pu être dans l'un de ces avions, comme si je l'avais échappé de justesse. J'ai l'impression d'avoir bénéficié d'un sursis. Mais finalement ma curiosité est plus grande encore que ma consternation. D'ailleurs, s'il fallait restreindre ses mouvements à cause de ce qui se passe dans le monde, il faudrait carrément rester chez soi. La vie elle-même est trop dangereuse à vivre, selon cette logique. Je conseille à Shamil de se détendre en sirotant du raki au bord du Bosphore et je pars seule à Moscou.

VAGABONDAGES DANS LE CAUCASE : Carnets de routeWhere stories live. Discover now