Jusqu'au jour où il avait dû se rendre à l'évidence.

Cette maudite sorcière lui avait légué son don. Il avait vu un accident qui s'était produit, trois jours plus tard, à l'Habitation Vatable, aux Trois-Ilets, où un grand incendie avait tué une dizaine d'esclaves. Peu après, il avait pu éviter de justesse une catastrophe alors qu'il participait au chargement de plusieurs centaines de tonneaux de rhum sur le port de Fort-de-France, anticipant qu'une des cordes servant à soulever le chargement allait rompre. Cela avait impressionné le contremaître et on avait commencé à murmurer à son sujet. Le lendemain, plusieurs personnes attendaient devant la porte de la maison familiale pour solliciter son aide, qui à propos d'une peine de cœur, qui d'un objet perdu. Euphémia était revenue à la charge pour lui enjoindre de suivre ses enseignements. Il s'était obstiné.

Mais à présent, il savait qu'il paierait un lourd tribut à ce don ancestral. Cela ne suffisait pas qu'il puisse prédire de telles horreurs comme celles annoncées à l'empereur, cela n'avait pas suffi que Joséphine de Beauharnais, de sa tombe, lui annonce que lui-même courait un grave danger. Il rêvait sa propre mort depuis des mois et c'était plus ce cauchemar qui l'avait jeté sur les traces de l'empereur que les supplications de sa grand-mère. Le destin avait achevé de le mettre en relation avec Bonaparte : il pensait le trouver à Paris et voilà qu'en débarquant à La Rochelle, il avait appris que l'empereur se trouvait à Rochefort. Il avait effectué le trajet après avoir supplié un charretier de l'emmener, lui proposant ce qui restait de ses maigres économies. Le paysan avait accepté, mais pour une partie du chemin seulement. Le reste, il avait dû le parcourir à pieds, dans la nuit, en pays inconnu. Il avait tout joué sur un coup de dé. Et à présent, son sort dépendait de ce que Bonaparte déciderait.

Pas seulement son sort, mais celui aussi de toute une nation.

Allongé sur le lit de la petite chambre sous les combles où Ali lui avait suggéré de se reposer, Ange ne parvenait pas à trouver le sommeil, malgré son grand état de fatigue. Toute la journée, il avait trompé son ennui en aidant les domestiques dans leurs tâches quotidiennes, considérant qu'il payait ainsi son gîte et son couvert. Il avait remarqué les allées et venues dans le bâtiment et assisté au départ de Savary, que Bonaparte avait dépêché pour vérifier les allégations du jeune Guérin. Ce dernier n'avait reconnu le personnage que grâce aux indications d'une domestique, Marthe, qui avait servi le repas de midi à l'empereur déchu et au duc, lequel n'avait pas marqué la moindre surprise à la requête de son souverain. Lui aussi jugeait que Bonnefoux leur mentait et jouait le jeu des royalistes, sinon de Fouché qu'il ne semblait pas porter dans son cœur.

Le Créole soupira et tendit l'oreille en entendant sonner le clocher de l'église toute proche. Dix heures. Il avait du mal à se faire au silence qui régnait ici. Aux Antilles, dès que le soleil commençait à se coucher dominait une cacophonie incessante de grillons, grenouilles et autres insectes bavards qui peuplaient la nuit de leurs conversations. Le calme impressionnant qu'il avait découvert la veille, durant sa marche nocturne, lui avait donné beaucoup trop de temps pour réfléchir. Tu méprises ton héritage, lui avait dit sa grand-mère. J'ai peut-être été esclave, mais tes ancêtres étaient des princes et des sorciers. Même si tu ne portes aucun crédit à ce qu'ils pouvaient accomplir, ne doute pas que si tu continues de te montrer imprudent, ils sauront se rappeler à toi et d'une manière que tu n'apprécieras sans doute pas. C'étaient les dernières paroles qu'elle avait prononcées avant qu'il n'embarque. Pourtant, elle ne l'avait pas dissuadé de partir, bien au contraire. Je ne me trompe jamais dans mes prédictions. La petite de La Pagerie** aurait dû régner, avait-elle commenté, lorsque son petit-fils avait mentionné la lettre. Elle aurait dû lui donner des fils, avait-elle ajouté en parlant sans doute de Bonaparte. Cela avait paru beaucoup troubler Euphémia qui s'était ensuite retirée pour la nuit. En passant près de sa chambre, Ange l'avait entendu psalmodier et il émanait de sous sa porte d'étranges odeurs qui ne l'avaient pas rassuré sur ses pratiques. Par la suite, elle l'avait souvent interrogé sur ses projets de départ et avait même contribué à ses frais de voyage. Il la revoyait encore, debout sur le quai, petite femme ridée, appuyée sur sa canne, coiffé de son madras, cette étoffe que portaient volontiers les femmes créoles. Son petit-fils avait alors eu la très forte intuition qu'il ne la reverrait pas vivante.

Les Aigles du Mississippi : L'Ange et le Faucon - 1Where stories live. Discover now