Le chariot

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On était parti pour une rude journée. Il y avait ce matin que des types très mal en point ou des types cassés de partout. Il en venait de tous les couloirs, par toutes les entrées. Le premier gars qu'on m'a amené avait les deux jambes en croix sur son torse et plus de nez du tout. Je ne pouvais pas voir s'il était conscient parce qu'il avait du sang partout. Sa femme pleurait à côté en disant que le frigo lui était tombé dessus et que c'était son troisième mari qui mourait comme ça. Moi je lui ai dit qu'il n'était pas encore mort. Après ça, on l'a stocké dans une salle pour le faire mourir avec les autres accidentés de la veille qui respiraient encore.

Dans le couloir, un docteur m'a appelé pour l'aider à retrouver les bonnes têtes des trois enfants qu'on nous avait distribués. On en avait besoin pour les visites des familles à la morgue et ça fait désordre quand on a pas la bonne tête pour le bon enfant. On a dû chercher pas mal. On s'est séparé pour couvrir plus de terrain. Ils avaient le visage tout enfoncé et à la fin je n'ai pas su donner la bonne mâchoire à tous, mais sûrement que personne ne se rendrait compte de rien.

Ensuite, on m'a appelé pour assister un chirurgien au bloc. Moi j'ai dit : « D'accord, mais là, c'est pas moi qui tiens le cœur. » La dernière fois je l'avais laissé tomber par terre et le chirurgien m'avait crié dessus. Deux jours plus tard, c'est lui qu'on envoyait en prison parce que c'est les chirurgiens les responsables. Sauf que là j'ai pas eu à tenir quoi que ce soit. Le type était tellement mélangé qu'il nous a tous salis. À la fin, on l'a rangé dans un sac poubelle pour le mettre dans une salle où ils arrivent déjà tous morts, mais le chef n'est pas allé en prison parce que cette fois c'était pas de sa faute.

Là, il en arrivait toujours autant mais il était midi et je suis parti manger.

Après je suis allé avec Jonathan faire la tournée dans les chambres de ceux qui sont pas là pour mourir. C'est beau, dans le noir, avec les lumières rouges qui clignotent et les tuyaux de toutes les couleurs. Ça nous a fait marrer quand un vieux tout maigre essayait d'appuyer sur le bouton pour nous prévenir et qu'il y arrivait pas : hier on avait coupé ses doigts qui pourrissaient. Dans la chambre suivante, il s'était étranglé avec le fil. Il en arrivait toujours plus et on savait pas comment on allait faire pour les soigner...

... Ça me rappelle il y a six mois quand on avait dû en mettre trois dans chaque lit. Mais là c'était l'hiver... et il nous reste plein de tuyaux encore. Là, le chef m'a demandé de recoudre deux types en même temps, on a plus le temps de retirer nos gants. J'ai encore salopé ma blouse.

Le gars en avait bien après ma blouse. Il s'est vidé par le ventre, les tripes en premier. Je voyais les tumeurs me tomber dessus, comme les choux à la crème de ma tante, pour le premier de l'an. J'ai lâché mon fil et j'ai percé les tumeurs, parce qu'à la fin j'aime pas qu'on me salope. Mais ça a été pire après, quand le globe oculaire du type a explosé d'avoir eu trop de soins. Ça arrive souvent ces temps-ci. Il a continué à vivre encore un peu mais on savait que sa famille ne le voudrait plus alors on l'a laissé mourir. Pendant ce temps-là, il nous arrive aussi des tuberculeux, quelques sidéens qu'on a aussitôt expédiés chez Lenny, et trois ou quatre accidentés en prime. Nous n'avons vraiment plus de lit.

Toujours débordés. Nous avons deux fois plus de travail depuis que les docteurs se marient entre eux. Ils partent en voyage et nous sommes obligés de faire leur travail et ça, c'est désagréable : c'est toujours eux qui finissent le plus tard. Et bonjour les places au réfectoire, après.

Il m'est arrivé hier un sale truc. J'étais avec Jonathan planqué derrière l'oxygénateur du 5312, pour faire peur au chef qui poussait un enfant vers les blocs opératoires. On a sauté dans le couloir pour lui faire peur et se marrer. Sauf que j'ai écrasé le cou du gamin avec mon pied. On a entendu crac et il a gargouillé un peu. Le chef, il cogne dur. Deux dents cassées alors que le gamin s'en est tiré... Enfin.

De plus en plus débordés. On est en pleine heure d'affluence, vers la fin de l'après-midi. Il y a des bouchons pour aller se faire opérer. On a installé des tentes dehors pour aérer la morgue. Il nous reste trois litres de sang.

La direction nous envoie des psychologues. J'ai préféré échanger mes séances contre des tickets de cinéma avec pop-corn. Deux psychologues ont découpé un infirmier.

C'était marrant, ils se disputaient pour savoir s'il était paranoïaque ou simplement surmené. Comme ils pouvaient pas se décider, ils ont pris le gros scalpel à injection pour se le partager. Mais après, il a fallu appeler Maryse pour nettoyer le sol parce que ça glissait par terre.

On est de plus en plus submergé. J'ai aidé du mieux que j'ai pu, mais je ne sais pas trop y faire avec les épileptiques. J'ai pas la méthode avec les marteaux. Jonathan l'a essayé sur moi et j'ai perdu deux autres dents. Les hôpitaux ne valent rien pour les dents.

Je retrouve toujours les mêmes murs bleus avec l'odeur d'éther. C'est la salle de repos. Disons des rencontres. J'ai croisé Samantha. Je lui ai souri. Elle m'a posé la main sur l'épaule mais un chirurgien est passé. C'est toujours eux qui raflent les plus jolies infirmières. Alors je me suis rabattu sur une autre, plus moche, qui reboutonnait sa blouse. La salle de repos c'est bien, mais il faut arriver avant 16 heures sinon il y a plus d'infirmières libres et je n'aime pas faire la queue.

Quand vous sortez avec votre café pour fumer une cigarette, dehors, il y a toujours un gars de la direction qui vous observe. Je suis allé à un match de boxe avec Rebecca, hier soir, mais Rebecca, c'est pas une vraie infirmière. Tant pis. On a regardé le match. Des fois, j'aime plus aller à la salle de repos. Il y a des gars d'autres sections et ils ne rient pas aux blagues de notre service.

De nouveau dans le jus des autres. On piétine toujours dans les artères, les moignons et les morceaux. C'est encore moi qui m'y colle pour débrancher les chômeurs. Ils se plaignent qu'ils ne vont plus vivre, mais ils devraient comprendre que leur vie ne vaut rien. Et qu'on fait ça puisque personne ne les demande, et que c'est mieux pour la société.

Je viens de trouver sur mon chariot un message de Rebecca. Je la comprends plus depuis l'autre jour. J'ai planté des tuyaux multicolores toute la journée. Demain, je m'occuperai des cancéreux. J'ai changé la vieille du 8673 avec Rebecca. Il me tarde qu'on aille danser dehors, au Blue Lagoon Rock Bar.

On va refaire la tournée de ceux qui attendent. On a presque plus de poches sang. On dit que nous sommes trop nombreux et qu'il y a plus d'argent. Je vois des fois Rebecca, mais pas dans la salle de repos. Je crois qu'elle veut encore danser, mais je ne sais pas trop. Elle me dit des trucs qui ne servent à rien.

Je me suis coupé en nettoyant les restes d'un vieux chômeur sidéen. Nous étions en plein embouteillage et je poussais le chariot vers la morgue avec les morceaux. D'habitude, je porte des gants mais là, je les avais oubliés aux toilettes. J'ai senti trop tard le bistouri se planter. La direction m'a stocké avec les chômeurs et les accidentés de la veille. J'ai réussi à garder un stylo et mon bloc note. J'entends l'infirmier de service qui passe dans les chambres. Je me dépêche avant qu'il arrive ici. J'en ai assez de tout ce travail qu'on abat à l'hôpital et ça me fait rien qu'il vienne ici avec son chariot.

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