Chapitre 3

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Les yeux rivés vers l'extérieur, Sadie regardait d'un œil morne la plus grande ville de New Valentine. Autant dire que celle-ci n'arrivait pas à la cheville de New York. Cette colonie française s'était développée au point de devenir la plus grande ville de l'État, donnant un semblant de civilisation à ce marais plus que jamais haï par la jeune femme.

La diligence avançait au pas dans les rues animées. Les larges avenues offraient un passage simultané aux chevaux et au tramway. Ce dernier glissait presque en silence sur les rails, si l'on oubliait son carillon quand quelqu'un se trouvait sur son chemin. Les maisons en pierres grises s'élevaient vers un ciel masqué par les fumées des entreprises. La ville s'était agrandie grâce au pétrole, elle prospérait grâce à lui et les industries du coin fonctionnaient parce que l'or noir coulait à flot.

Ce foutu or noir qui valait à Sadie sa présence ici. Elle barricada cette pensée très loin au fond d'elle-même, notant tout de même avec satisfaction que la diligence avait croisé plusieurs théâtres. Avec un peu de chance, son mari l'emmènerait voir un spectacle de temps en temps. Il ne lui restait plus que cette maigre consolation pour supporter les années à venir dans ce qu'elle considérait comme un trou à rat.

Elle retint un soupir. Ses sauveurs n'avaient pas besoin de supporter sa mauvaise humeur en plus de lui offrir le gîte, le couvert et un bon bain, avant de l'emmener retrouver son mari. Sadie se serait bien passée de cette dernière partie. Elle songeait déjà à la lettre incendiaire qu'elle écrirait à ses parents, arguant qu'en plus de l'avoir laissée partir seule, elle débarquait là-bas avec un traumatisme important. Son état émotionnel pourrait compromettre la bonne marche de mariage arrangé.

En revanche, la jeune mariée raconterait une tout autre histoire à ses amies new-yorkaise. Elle filerait le parfait amour avec un gentleman drôle et, cela ne gâchait rien, beau. Dans ce fantasme, ils seraient riches grâce au pétrole et à, non pas une vulgaire ferme de bétail, mais un magnifique ranch de purs-sangs. Elle ne dirait pas un mot sur l'attaque qu'elle avait subi, et encore moins sur la morsure du loup. Et si jamais ses amies venaient lui rendre une petite visite, elle cacherait son bras sous prétexte que le soleil qui réchauffait l'atmosphère lui brûlait la peau.

Un chaos sur la route la ramena à l'instant présent. Sadie quitta ses pensées idylliques pour revenir dans la triste Saint-Denis, grise et animée de français qui s'interpellaient dans cette langue qu'elle ne comprenait pas.

La diligence avait quitté le cœur de ville pour gagner les quartiers résidentiels plus riches, et bien plus agréables. Plus aucun amas de magasins et maisons collés le long des avenues, mais des demeures espacées, entourées d'une végétation luxuriante qui les protégeait des regards indiscrets.

Le véhicule tourna devant le portail de l'une des bâtisses. La grille en fer forgé s'élevait sur au moins deux mètres. Surmontée de piques acérées, elle dissuadait les bandits de s'aventurer plus loin. Sadie discerna une allée, sur laquelle le cheval s'engageait d'un pas tranquille. Il savait qu'il était rentré à la maison. De chaque côté du chemin pavé étroitement, des arbres et des fleurs remuaient sous le vent, comme s'ils saluaient les nouveaux venus. Même le sourire de Joséphine, qu'elle n'avait pas quitté depuis qu'elle avait trouvé Sadie, s'élargit.

— Je suis ravie d'être rentrée, commenta-t-elle. Ce voyage m'a épuisée. Seigneur, je déteste vraiment cette femme !

Son fils sourit.

— Mère, s'il vous plaît, un peu d'indulgence. Il s'agit de ma belle-mère.

Sadie sentit pourtant qu'il n'en pensait pas moins. Elle se demanda ce qu'elle-même penserait de sa propre belle-mère. Et son mari ? Que dirait-il de la sienne ? La diligence s'arrêta devant une grande bâtisse rectangle. Elle s'élevait sur trois étages, ses fenêtres bien alignées qui reflétaient les rayons d'un soleil qui s'élevait toujours plus haut.

— Je suis ravie que vous soyez reparti avec moi, rétorqua Joséphine. Cette mégère aurait été bien trop heureuse de vous garder à ses côtés.

— Mon épouse vit avec cette mégère, répondit François avec douceur, je suis bien obligé de lui rendre visite.

La femme balaya les propos de son fils d'un revers de la main. Celui-ci sortit du véhicule en premier et tendit la main pour aider sa mère. Sadie fut la dernière à s'extirper du véhicule. Le vent chaud qui balaya son visage lui rappela à quel point elle étouffait dans la diligence. L'odeur de pourri du bayou imprégnait chaque recoin, si bien que la jeune femme se demanda si le personnel parviendrait à tout récurer.

— Venez ma chère, n'ayez pas peur.

Sadie sourit à sa sauveuse, hésitante.

— J'ai déjà sali toute votre voiture, Madame de Médélisse, je m'en voudrais de faire de même avec votre intérieur...

— Balivernes ! s'exclama son interlocutrice.

— Vous êtes notre invitée, renchérit François, personne ne se plaindra que vous laissiez des traces de boue sur les tapis.

Gênée par tant de sollicitudes, Sadie ne protesta pas pour autant. Elle gravit les marches à la suite de ses deux hôtes. Ceux-ci se firent ouvrir la porte par un personnel souriant. Ce sourire fana sitôt que les employés aperçurent l'invitée et sa tenue déconcertante.

— Je vous présente Sadie Adler, déclara Joséphine. Sa diligence a été attaquée par des bandits cette nuit, et elle est la seule survivante. Je veux qu'on lui prépare un bon bain chaud, des vêtements propres et de la nourriture.

— Prenez des robes dans l'armoire de Nicolette, ajouta François. Ma femme doit rester près de sa mère encore plusieurs mois, autant que les vêtements servent.

Tout le monde se plia aussitôt aux désirs des propriétaires. Les employés disparurent dans un froufrou de tissus qui étourdi Sadie. Elle se rendit compte à quel point elle était fatiguée. L'idée de dormir lui paraissait de plus en plus séduisante, mais elle ne pourrait pas s'y adonner avant la nuit. Cela impliquait de passer la matinée à se préparer, l'après-midi sur la route, et la soirée à faire plus amples connaissances avec son mari. Rien de tout cela ne la réjouissait.

La Fiancée de la LuneWhere stories live. Discover now